Les instants suspendus de "Jacques Henri Lartigue", par Kevin Moore

En 1902, accompagnée par sa mère, Jacques Henri Lartigue assiste à la projection du film Voyage dans la lune, du grand Méliès. Il a 8 ans. Peut-on imaginer l’impact de ces images sur les yeux d’un enfant ? Dès lors, il va aller dans les salles parisiennes où se donnent Fantômas, Les Ruses de Nick Winter, La Servante coquette, Le Railway de la mort, des comédies de Max Linder. Il les note, comme un maître le ferait devant des travaux d’élèves, car il s’est composé une échelle de valeur. Des T.B. pour très bien, des A.B. pour assez bien, des D. pour drôle ou dégoûtant. Le mouvement que le cinéma décrit est entré en lui, autant que la photographie qui le fixe. Pour Lartigue, les deux cultures désormais sont siennes, il intègre leurs « stratégies », il mesure leurs propres rapports au temps. La stéréoscopie qui associe les deux le séduit. L’espace, pris en oblique, s’accroît ainsi dans sa perception. Cette technique sert particulièrement un événement qui attire Lartigue depuis toujours, les courses automobiles. La photographie pour lui est « une forme de cinéma d’attraction ».

Neuf ans plus tard, nouvelle étape, Jacques Henri Lartigue, alors âgé de 17 ans, reçoit sa première caméra, qui se révèle vite n’être qu’un jouet, et donc insuffisante. Une seconde démarche face à l’espace et donc à l’image qui le renvoie est lancée. Chaque jour, il prend des clichés, organises ses images, les redessine, les classe, monte des séquences, suggère des effets de progression, afin que la vitesse s’inscrive dans la vérité du temps qui, lui, demeure dans l’illusion. Une série de quatre photos prises en 1912 met parfaitement en évidence ce souci de l’artiste d’étirer l’instant, de le suspendre en quelque sorte, pour que le mouvement lui-même se prolonge. Venant de l’extrémité de la route bordée d’arbres, l’automobile arrive vers le spectateur, son profil grandit, elle est maintenant de trois quarts, la voilà passée et nous voyons de dos son pilote. Magie de l’événement capté.


Parmi les autres émerveillements de Lartigue, la mode. Il de l’esprit, le coup d’œil, du goût, des entrées. Il est assez bien éduqué pour rire sans se moquer. Il dénonce les travers des comportements en vogue mais avec le raffinement de celui qui les adopte à son tour, en les renouvelant selon sa manière. A Auteuil, aux courses, il surprend une élégante tenant au-dessus de son vaste chapeau une ombrelle. Astucieux cadrage, entre les melons et les canotiers, toute l’acuité du regard de son auteur transparaît dans cette stéréo-photographie sur plaque de verre datant de 1912. Lartigue observe la comédie sociale, il en fixe les ironies, il garde sa distance pour mieux s’en approcher par objectif interposé. Photographier revient à concevoir des chorégraphies. Le ballet des parapluies sur la plage de Villerville prouve combien il manie avec art, dextérité, subtilité son appareil.

On connait l’immense talent de Lartigue, sa vie étonnante, le mythe mérité, ses succès multiples, sa renommée internationale gagnée grâce au travail. On a vu ses œuvres. Du moins on croyait les connaître, on pensait le comprendre. Kevin Moore nous démontre que notre savoir et notre admiration passent à côté d’une réalité plus complexe dont Lartigue a démonté les rouages cachés. Cet homme qui en fait a saisi la fugacité et l’éternisa était à la fois un poète en deux couleurs, un arbitre des contrastes, un écrivain culbutant les mots, un habile metteur en scène « du moment propice » qui disait tout en éliminant le reste. Lui, fervent des dirigeables et des bolides, pratiquant le ski, faisant naître des fantômes, louant la beauté des femmes, il prit de cours la durée. Il parvint à l’extraire de son déroulement habituel pour lui donner un sens nouveau, celui qui échappe à la vue des autres.

Le noir et blanc qu’il pratiqua avec tant de délicatesse et de force unies, est un champ illimité dont il a exploité toutes les couleurs. Un cycliste qui dérape et tombe, Zissou qui vole au dessus de la dune, Suzanne dans sa robe blanche qui se concentre sur la balle de tennis filant vers elle, autant de moments infimes dont l’existence acquièrent les dimensions d’un spectacle permanent. On ne sait pas ce qu’ils faisaient avant, on ignore ce qu’ils feront après. Nous avons l’essence du fait qui a attiré son œil, « la seconde inouïe » où l’action est immobilisée. Consignant dans ses agendas les secrets de son approche du monde, il en questionne la marche. Pour que notre émotion perdure et ne vieillisse pas. On lira avec profit les pages consacrées à sa période américaine, quand le MoMa le sacre. Une place importante est faite John Szarkowski dont la personnalité marquée a joué un rôle significatif dans la carrière de Lartigue.

L’auteur de cet ouvrage éclaire d’un feu inédit l’héritage que Lartigue a lui-même constitué. L’icône est mise en perspective. Abondamment documentées, illustrées avec soin, parfois un peu techniques et d’une écriture souvent trop recherchée, pour ceux qui apprécient la photographie et mettent au rang des génies qui ont fait sa gloire Lartigue, ces pages se liront avec un plaisir inentamé.   


Dominique Vergnon

 

Kevin Moore, Jacques Henri Lartigue, l’invention d’un artiste, traduction de Thomas Constantinesco, 97 illustrations, 210x160, Textuel, coll. "L’écriture photographique", septembre 2012, 368 p.- 35,00 euros   

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