La traversée des éclairs de Graciela Ricon Martinez

Sur quoi se resserre aujourd’hui la parole poétique ? Sur nos visages perdus ou captifs ? Que peut-elle recueillir ou préserver encore d’un réel escamoté par sa mise en récit numérique, débitée à jet continu par une informatique ubiquitaire ?
Graciela Ricon Martinez dit, par la fulgurance du vers, ce qui se dérobe sous l’obscurcissement  d’un quotidien désormais masqué  n’ouvrant plus que sur ce qui sépare et rappelle tout ce qui répare...

Plus qu’aucun autre, le savoir poétique n’est-il pas ce qui donne figure  humaine à l’abîme entre ce qui s’appelle naître et mourir – ou dévivre tout jusqu’à dénaître ? Dans son douzième recueil (bilingue) traduit de l’espagnol par David Gondar, Graciela Rincon Martinez signe en fulgurants précipités d’âme la participation du fragile donné humain  à tout l’existant ainsi que son accomplissement du vivant à la manière d’un miracle qui n’en finirait pas de brûler dans le cœur  nucléaire du mystère d’être là.
Car il s’agit bien de vivre en pleine présence vers l’avenir que l’on se donnerait encore selon son pouvoir de faire ou de réaliser la part de l’invisible en soi. Son assise poétique retient la Parole vive et sa langue de feu conjure le verbiage d’une postmodernité vacillante ainsi que ses incontinences sautillant en fond d’écran pour convoquer en un pur acte de foi ce à quoi nous sommes vraiment appelés, surtout par vent contraire :

AU-DELÀ

Du silence des os
Il faut ouvrir quelque chose
Qui dévoile
Notre visage absolu


Quand l’humain s’enraye et se dissout dans ce qui s’emballe, en une démentielle accélération numérique, l’appel résonne dans le vide d’une vie dépossédée et suffoquée derrière le masque. La voix de la poétesse, avocate en droit de la famille en Colombie, rappelle en quoi consiste au juste l’épreuve de vivre dans la chair d’un monde généalogiquement organisé.
La vérité d’un être peut-elle s’accommoder de la dissimulation de son visage comme de l’abolition du questionnement ? Un visage masqué est-il encore un visage de nature à engager ce qui s’appellerait "une rencontre" ?

rencontrer quelqu’un
qui nous montre le visage
qui se laisse voir,
qui trouve ce que nous cherchons

et que nous avons perdu

qui gagne ou perde à la fin
au jeu de ce qui n’existe pas


On ne peut pas quitter la réalité d’un pas, écrivait André du Bouchet (1924-2001). Ni d’un clignement d’astres dans l’éblouissement d’une évidence ou d’une révélation. Le voyage de l’humain ne commencerait-il pas bien avant le jour où il a cru se mettre en route ? Les fulgurances poétiques de Graciela Rincon Martinez encloses en ce douzième recueil ont la transparence de ces vitraux qui attisent la lueur d’un feu sacré. Celui qui consume cette fugace phosphorescence humaine sur la voie de son intemporelle énigme ?
Dans la raréfaction de leur dire, les vers de la passeusse de lumière brûlent comme autant d’actes de foi - et d’actes avancés de conscience dans la nuit des écrans tombée sur le monde. Que faire de tout ce néant ? interroge le préfacier Grégory Huck.

Célébrer le sacrement
De voir le visage se retourner

Cela s’accomplirait-il dans l’axe de gravitation ou de raccordement des lignes haute tension où se rejoignent les déjà partis et les pas encore nés comme les moitié nés ?
Il y a, dans la succession des langues poétiques et des arts d’interroger, de ces transparences sacrées dont la densité pulsante, à l’instar des antiques "pierres vivantes" (vivum saxum, vivi lapides), nous renvoie dans une profondeur de cathédrale l’écho originel et fondateur : au Nom de quoi voulons-nous ?

Michel Loetscher
(paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine)

Graziela Rincon Martinez, Transparence, préface de Grégory Huck, traduit de l'espagnol (Colombie) par David Gondar, L’Harmattan, février 2021, 80 p., 10 €

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