Créer, c'est résister ?

Un jeune homme d’autrefois a pris le maquis sous l’Occupation. Quoi de plus tragiquement "normal", alors ? Mais voilà : il  y est resté plus de sept décennies, en zone blanche d'exigence "peauéthique" irréductible, comme chroniqueur d'un temps qui ne passe pas... Bien évidemment, il s’est bien gardé du spectacle littéraire et poétique qui fait écran à tout ce qui nous constitue pour de vrai. Pour mieux cerner et conjurer ce qui nous liquide ?
Lorsqu’une jeune vie entre en collision avec la déraison de son temps, que faire d’autre, si ce n’est sauter hors d’un bocal de mensonges avérés et irrespirables ? C’est ainsi qu’un adolescent d’autrefois a senti l’eau de la marmite collective entrer en ébullition. Pour échapper à l’enfer-sur-terre subitement découvert, il a basculé en clandestinité poétique... Parce qu’il n’y a plus d’autre lieu où aller, quand le sol se dérobe sous vos pas...
Les ordonnances allemandes du 2 octobre 1940 intimaient aux Juifs de se faire recenser. Le jeune homme s’ignorait juif mais se savait désormais menacé. Un acte bureaucratique le dépossédait de ce  qui le fondait : il se découvrait subitement décrété étranger à sa supposée citoyenneté et exproprié de sa propre vie par de prétendues "autorités" s'arrogeant un droit de vie et de mort sur leurs congénères.... Si tous les spécimens de l’espèce à laquelle il appartenait commencent leur existence aléatoire dans la certitude de leur fin à venir, ce réfractaire de la première heure n’entendait pas  la précipiter pour autant...
Alors, il décide de s’appeler Personne. Comme pour se soustraire à l’absurde d’une société sans qualités lorsque la décence commune n’y est plus pour personne.  Puisque l’homme est principe de commencement, il entre en résistance peauéthique et armée pour  un nouveau commencement...

Le Nom perdu de l’Homme
Qu’est-ce qui reste d’un homme quand il n’y a plus rien ? se demandait son contemporain Satprem (né Bernard Enginger, 1923-2007) au camp de Mauthausen. Personne avait décidé d’un pas de côté sur la voie unique menant à l’abattoir  – en l’occurrence, le camp de Natzweiller... Dans un état d’éveil hyperdouloureux, il se (re)mit au monde par la pratique d’une poésie d’urgence, de résistance et de renoncement pour accéder à une réalité digne de ce nom.  Ou  pour  grandir dans  l’incertaine conscience d’un Nom plus vrai que celui décerné par une vague fiction d’état-civil... L’homme naît-il juste pour devenir son Nom ?
Il se voue à un effacement rageur de ce qui l’identifiait pour une périlleuse montée de l’échelle de Jacob. La sienne était bien mal posée sur le sol en terre battue d’une cave d’infortune, travaillé par les mouvements tectoniques de l’Histoire en marche, comme le dit la préface à ce recueil aux résonances étrangement actuelles.
S’il faut une scène à l’humain pour se jouer sa représentation d’une hypothétique raison de vivre, Personne les refusa toutes : ni lectures ou  apparitions en public ni interviews – comme il refusa la mise en scène de ses présumées « origines » ou toute mise en cage par une quelconque position sociale...  Après avoir participé à la création de journaux clandestins, il se soucia aussi peu de son œuvre génétique que d’une hypothétique postérité littéraire. De sorte qu’il est littéralement impossible de savoir qui  était vraiment cet inconnu  ayant si farouchement tenu à le rester :

Tes pieds connaissant le chemin
Entre le début et la fin de ce qui nous tient
...

Que peut la poésie pour des êtres sans avenir ni conséquence, pourtant en attente d’un lendemain ? L’écho de la question n’en finit pas de rouler, entre l’évidence de « vivre » et de « mourir », sur un ossuaire de tragédies insoutenables qui outragent l’intelligence de la vie la plus élémentaire. La question juste appelle la parole juste : naître, vivre et mourir, oui – mais à ce qui nous dépasse et nous élève...
Comme ces soldats japonais restés dans la jungle pour avoir ignoré la fin de la guerre, Personne demeure en clandestinité après 1944 – en zone blanche d’éveil pour penser et écrire hors du bocal de mensonges persistant en système d’exploitation cybernétique. Il voyait la guerre faite aux populations se prolonger sur le tapis vert d’un vertigineux casino planétaire qu’il analysa pendant sept décennies en une discrète pratique de journaliste indépendant.
Se refusant à être une signature gonflée de l’illusion de sa petite importance, il multiplia les noms de plume contre l’illimitation de ce qui se métastasait en guerre sans fin... Resté poète de cave, il n’a fait que changer d’Occupation, refusant le remplacement de sa machine à écrire par l’ordinateur qui ordonne les existences comme il refusa toute carrière sous le règne machinique d’une nécrotechnologie sans conscience écrasant l’horizon commun :  

Ils te regardent, l’écran toujours allumé
Sur la moindre opportunité

Comme un cadavre déjà détroussé
Tout de ton monde a déjà été prédaté
L’espérance est morte de toute éternité
Tu veux vraiment savoir qui l’a tuée ?

De cette résistance-là ne restent que des papiers fanés, trouvés dans une benne, dont ce recueil posthume, imprimé en quelque sorte contre la volonté d’un auteur qui n’en demandait pas tant...

Tu serais passé de l’âge de fer
A celui de l’électron à tout faire
Juste pour consentir à ton anéantissement ?
Le flux des écrans

Ça coupe les élans des combattants
L’écran ne fait pas leur printemps !

Si la vie n’est qu’un passage, comme l’écrivait Montaigne, au moins Personne l’aura-t-il semé de fleurs fragiles d’une peauésie dont l’éclat de lucidité douloureuse évoque autant le fer porté au rouge dans la plaie que la lame de la Faucheuse, tant de fois frôlée de très près :

A quoi tu rêves, papillon ?
Au Rien qui ne nous pensera plus de sitôt...

Ce florilège-là reflète aussi la bonté infinie d’un ciel si étranger à nos tragiques aveuglements consentis, quand bien même son éblouissante profondeur se couvrirait de cendres radio-actives.

Michel Loetscher

Pierre Personne, Zone blanche, Les impliqués, janvier 2023, 126 p.-, 14€

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.