Les tout derniers romans de Stevenson dans la Pléiade

Il y a une particularité dans la littérature qui ne se dément pas : entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle se sont révélés parmi les plus grands écrivains de tous les temps – à de très rares exceptions –, disons de ceux que l’on peut encore lire avec gourmandise en se délectant de leur style, car si cela fait bien d’évoquer l’Iliade dans les diners chics, sa lecture est une autre complication…
Bref, après Dostoïevski, Tolstoï ou Conrad pour ce qui est de l’Est, voici un écrivain-voyageur écossais qu’il convient d’appréhender en dehors de L’île au trésor ou du cas devenu caricatural du docteur Jekyll… Car ici, aussi – et par la grâce de ces nouvelles traductions – la luminescence du style éclaire d’une autre manière la puissance du récit, peignant au rythme des descriptions, l’ampleur des événements et la puissance de la narration.

A l’est, au beau milieu d’un ciel d’aurore pareil à une voile toute rose, l’étoile du matin scintillait comme un diamant. La brise de tertre qui nous soufflait au visage apportait avec elle un fort parfum de vanille et de citron sauvage : d’autres odeurs s’y mêlaient, mais celles-là étaient les plus distinctes ; l’air était d’un froid si vif que je me mis à éternuer.

On a touché du doigt dernièrement toute l’importance d’une nouvelle traduction quand elle abonde dans le sens d’un rendu le plus authentique possible avec le mariage des inflexions musicales de la langue française, tout en conservant l’impulsion initiale : ce fut un chef-d’œuvre de réussite avec L’Enfer de Dante. Cela l’est ici aussi grâce au travail de Mathieu Duplay – pour cet extrait des Veillées des îles – ou de Marc Porée, Marie-Anne de Kisch, Laurent Bury ou encore Charles Ballarin. Des noms qui vous sont inconnus, la faute à ce système qui nie l’évidence car sans eux, jamais, ô grand jamais, vous ne liriez un livre étranger… Donc une fois n’est pas coutume : saluons leur admirable travail !

Stevenson s’installe dans le Pacifique, dans les îles Samoa, en 1890 pour ce qui ne sera que les quatre dernières années de sa vie, une hémorragie cérébrale le foudroyant alors qu’il n’a que quarante-quatre ans… Prolixe, il mènera à terme quatre chantiers de romans dans les deux dernières années, travaillant en parallèle, sans parler des projets qu’il évoquait dans sa correspondance.
Stevenson est un homme pressé, mais ce n’est pas un chevau-léger même si Oscar Wilde se plaisait à le railler pour le simple luxe d’un bon mot ; ce que la critique s’empressa de copier dans son sempiternel engagement moutonnier bien connu. Il fallut donc attendre l’après centenaire de sa mort, 1994, pour que l’on daigne le regarder – le lire – autrement. Il n’y a pas que la plume vif-argent, le panache ou les qualités d’esprit. Ainsi en va-t-il de Stevenson qui, s’il a bien la bougeotte – Anvers, Barbizon, Grez-sur-Loing, Davos, Menton, Hyères, Nice, la Californie, les Cévennes, l’Australie – il s’empare néanmoins de l’essentiel là où il est : tout comme Lord Byron le fit pour sauver les Grecs livrés au joug des Ottomans, Stevenson vole au secours des populations samoanes que les puissances coloniales soumettent, usant de toute sa connaissance juridique.
N’oublions pas qu’avant d’être écrivain il fut reçu au barreau d’Edimbourg. C’est donc en défenseur ardu que Tusitala, le raconteur d’histoires, comme le surnommèrent les Samoans, écrivit "La Plage de Falesà", l’une des trois nouvelles des Veillées des îles, un texte polémique qui vidange le récit de tous les préjugés victoriens pour peindre sans exotisme aucun la vie réelle : scandale lors de sa parution mais la brèche ébranla suffisamment l’édifice. On devine entre les lignes qu’à l’inquiétant Attwater va succéder le Kurtz d’Au cœur des ténèbres : il y a une mutation dans l’air, une vocation à écrire ce qui demeure tapis derrière le miroir aux alouettes que les Hommes se tendent sans cesse pour tenter de cacher leur ignominie. Le sort fait aux Samoans, notamment par les prêtres catholiques, horripile Stevenson qui oublie toute retenue et libère dans ses récits toute la désolation que cela lui inspire…

Stevenson est un écrivain politique : il demeurera toujours fidèle à l’irrédentisme calédonien magnifié par Daniel Defoe et sera un ferveur défenseur du presbytérianisme pour en faire un modèle de gouvernement plébiscité par le peuple. Quand Catriona évoque le temps des persécutions religieuses ce sera Le Creux de la vague, avec son trio d’aventuriers, qui livre un saisissant diagnostic sur les angoisses liées à l’Empire : ouvrage qui fera figure de proue de la fiction polynésienne, dénonçant les infections importées par la civilisation coloniale…

Alors que Stevenson sombre dans la bourse des valeurs littéraires au début du XXe siècle, il est amusant de voir que nombre d’écrivains marchent sur ses traces : de Somerset Maugham à Jack London voire D.H. Lawrence, tous sont attirés par le grand large, les grands espaces ; à croire que l’on étouffe déjà dans cette nouvelle civilisation moderne… on a donc – encore plus aujourd’hui – un immense besoin de cette littérature énergique, lyrique et pittoresque. Des récits épiques avec des personnages qui restent gravés pour toujours dans les mémoires.

François Xavier

PS –
Ce volume contient :
Veillées des îles, Catriona, Le Creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston et Fables

Robert Louis Stevenson, Veillées des îles – Derniers romans, édition publiée sous la direction de Charles Ballain et Marc Porée, volume relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. "La Pléiade n°631", mars 2018, 1296 p. –, 62 € jusqu’au 31 décembre 2018 puis 68 €

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