Dans la lumière qui se retire, Astakos, Fumées d’Automne : Le retour éclatant d’Alain Gerber

Il fut un temps, point si lointain, où les bons auteurs jouissaient, dans l’opinion, d’un prestige mérité. Leur gloire ne se mesurait pas au nombre d’exemplaires écoulés, mais à leur talent. Autrement dit, n’avait pas encore sonné l’heure des faiseurs de best-sellers – sans citer de noms, difficile d’employer à leur propos le terme d’« écrivains ». La presse spécialisée, les émissions littéraires, radiophoniques ou télévisées, étaient suivies par un public que l’on pouvait qualifier sinon de « cultivé », au moins de « civilisé », au sens large du terme. Il manifestait son intérêt pour ce type d’informations, sans pur autant être composé de spécialistes. En témoigne le succès populaire d’Apostrophes, que Bernard Pivot anima des années durant. Bref, une époque où l’on savait encore ce que lire signifie.

C’est dire que la sortie d’un livre d’Alain Gerber eût créé l’événement. Or il se trouve, un bonheur ne venant jamais seul, que ce n’est pas un, mais trois de ses ouvrages jusque là inédits qui viennent de paraître quasi simultanément. Ils devraient, en bonne logique, trôner dans toutes les vitrines des librairies. Agiter un tantinet le Landerneau littéraire. Que nenni. Ils sont publiés à petit bruit. Quasiment en catimini. Il faut, pour se les procurer, entreprendre un parcours digne de celui du combattant. Nul, nulle part, ne signale l’événement. Devrait-il « faire le buzz » ? Ne nourrissons pas de telles illusions : la blessure d’une vedette du PSG, une famille qui s’étripe autour d’un héritage, voilà qui paraît, à l’heure actuelle, d’un intérêt bien plus considérable !

On pourrait voir, dans ce silence, une sorte de censure. Imaginer que ce sont là écrits séditieux. Que l’auteur brave, de quelconque façon, l’honnêteté. Il n’en est rien, bien entendu. Sauf à considérer qu’une prose dense, une langue riche, persillée de sel attique, une pensée éloignée des lieux communs sont autant d’injures pour la majorité de nos contemporains. Idée à repousser, bien sûr, d’un pied indigné.

Quoi qu’il en soit, et pour ceux qui l’ignoreraient ou l’auraient oublié, Alain Gerber a plusieurs cordes à son arc. Homme de radio, spécialiste éminent de jazz, on lui doit, entre autres, des émissions telles que « Le Jazz est un roman », une série quotidienne consacrée, sur France Musique, aux grands musiciens. Il en fut le créateur et, des années durant, l’animateur. Le ton et l’originalité de ces biographies romancées captivaient bien au-delà des seuls amateurs. En outre, romancier prolifique, nouvelliste, essayiste, il a été récompensé par le Prix du roman populiste (1980), le Goncourt de la nouvelle (1984) et l’Interallié (1989). Distinctions méritées. L’homme est un styliste de race. L’un des plus élégants qui soient. Attachant à proportion. Pas un seul de ses lecteurs ou de ses auditeurs ne contesterait cela.

Première de ses productions récentes à voir le jour, Dans la lumière qui se retire. Un livre dans le droit fil de ses romans-jazz. Il y met en scène la crème des grands bluesmen, les Leadbelly, Blind Lemon Jefferson, Muddy Waters, Lightnin’ Hopkins, John Lee Hooker et autres Robert Johnson, Howlin’ Wolf et Little Walter. Non un palmarès, précise l’auteur. Plutôt un panel représentatif, comme il est dit à propos de sondages. Celui des créateurs qui, au fil des ans, ont contribué à donner à la musique noire américaine ses lettres de noblesse. L’ont extraite des champs de coton, au Texas, dans le Delta du Mississippi, jusqu’à la métamorphose urbaine et électrifiée qui caractérise son implantation à Chicago. La saga d’une évolution qui a propulsé le folksong noir originel au rang de musique universelle, inspiratrice du rhythm’n’blues, du jazz, du rock, de maints courants caractéristiques de la modernité.

Tout cela, Gerber nous le fait vivre de l’intérieur. A travers les destins croisés de personnages hauts en couleur. Étonnamment présents, vivants. Leur art, il le connaît de fond en comble, sans céder jamais à la tentation du didactisme. Les aventures de ses héros, souvent picaresques, il les emprunte à la chronique, aux témoignages. Le reste, il l’invente, et ce qu’il devine ou subodore paraît plus vrai que la réalité. Tel est le talent du conteur. Sa faculté d’empathie. Un mot bien galvaudé qui retrouve ici tout son sens. Les amateurs reconnaîtront sa patte. Entendront, au-delà des mots, la petite musique de sa voix qu’ils n’ont pas oubliée.

Astakos, en grec ancien, c’est un homard. Ou une langouste. Peut-être un crabe. En tout cas, un crustacé. Alain Gerber donne son nom à un illustre Crétois, pionnier de la percussion moderne. Un crabe tambour, en quelque sorte, dont il se fait le biographe dans un roman percutant, au ton unique. Roman ? Sans doute, et des plus réussis, puisque les aventures de ce Crétois, qui n’est pas sans parenté avec Candide ou le Huron de Voltaire, tiennent en haleine de bout en bout. Sans coup férir ? L’expression serait inappropriée, tant les coups y sont distribués avec générosité. Coups d’épingles, coups de griffes. Estocades et bottes secrètes. Une satire impitoyable de notre époque. Le portait féroce et hilarant du monde contemporain dont les vices, les défauts, les travers sont scrutés, décortiqués, moqués avec une acuité sans défaut.

Une manière de fable savoureuse. De parabole multipliant les allégories, les allusions transparentes, les flèches décochées vers les cibles les plus diverses. Les politiques, les puissants, les hommes d’affaires, le clergé manipulateur en font les frais. Mais aussi les intellectuels et le formatage des esprits, les artistes ou ceux qui se prétendent tels, les syndicalistes obtus, tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, participent de la marche du monde tel qu’il va et, partant, le cautionnent, sans toujours en avoir conscience. La liste en est impressionnante. Gerber défouraille à tout-va, fait mouche à tout coup. Au risque de déconcerter les tenants d’une doxadominante, plus ou moins implicite – larvata prodit. Il n’en laisse pas pierre sur pierre. Ainsi dévoile-t-il des talents inattendus d’iconoclaste que l’on n’attendait pas sur ce terrain.

Son adversaire privilégié, la bêtise au front de taureau, comme disait Baudelaire, sous ses espèces diverses et variées. Ses armes, l’ironie, parfois grinçante, parfois burlesque, parfois bonhomme. Un humour décapant. Une totale indépendance d’esprit et une culture sous-jacente qui fournit à son propos une assise des plus solides. Sans parler du style aérien qu’on lui connaît par ailleurs. Ainsi porte-t-il sur notre civilisation un regard désabusé et tonique à la fois. Le paradoxe n’est qu’apparent. Astakosest le livre d’un moraliste lucide doublé d’un humoriste faisant fi des tabous. C’est aussi celui d’un romancier qui connaît l’art du récit et les vertus de la fantaisie. Cette biographie fictive et décalée en fournit, s’il en était besoin, la preuve.

De la même veine qu’Astakos, quoique dans un registre différent,Fumées d’Automne. A savoir que le désenchantement, né de l’évolution – ou, plutôt, de l’involution – du monde, lui fournit son thème essentiel, mais traité sur le mode mineur, pour user d’une métaphore musicale. L’humour n’en est sans doute pas absent. Toutefois, ici, c’est la mélancolie qui l’emporte. Elle nourrit une méditation débouchant sur les perspectives les plus vastes, au-delà même du prétexte qui la motive.

Fumées d’Automne se peut, en effet, lire à plusieurs niveaux, et d’abord comme un hymne d’amour à Venise. Non la Venise actuelle, défigurée, dégénérée, dégradée, sapée en ses fondements mêmes par les techniques modernes, mais la Sérénissime telle que l’auteur la connut jadis et encore naguère. Nourri sinon dans le sérail, du moins dans une cité maintes fois visitée et parcourue, il en sait les détours dans leurs moindres détails. De son évocation minutieuse, vibrante, passionnée, sourd une poésie teintée de nostalgie. En demi-teintes, comme un coucher de soleil sur la Salute. Ce sens poétique innerve une prose luxuriante. Propre à des descriptions foisonnantes (on pense parfois au Zola du Ventre de Paris) aussi bien qu’à l’expression des sentiments les plus subtils.

Les personnages participant de cette célébration, campés avec un grand souci de vérité psychologique, se révèlent attachants, à l’instar de l’homme qui en est le héros. Ou encore de la Comtesse, l’initiatrice qui lui ouvrira les arcanes de la ville. Ou de Tommaso, le vieil écrivain, emportant son secret dans la mort. Non sans délivrer cette vérité qui ouvre la porte à la réflexion : dans la mémoire de la fumée, il y a parfois autre chose que le feu. Sans doute une des clés, énigmatique, de ce roman riche d’harmoniques. Sa profondeur et sa densité, si inhabituelles dans la paysage littéraire français actuel, devraient susciter de nombreuses gloses. Et valoir à l’auteur de nouveaux admirateurs.

Jacques Aboucaya

Alain Gerber, Dans la lumière qui se retire, Éditions Ovadia (2017), 280 p., 20 €

Astakos, même éditeur (2017), 320 p., 20 €

Fumées d’Automne, même éditeur (2017), 294 p., 20 €

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