"Un retour", initiation à rebours par Alberto Manguel

Entre l’Italie où il a fui voilà longtemps et qu’il a faite sienne, dans un confort petit bourgeois si apaisant, et l’Argentine, qui fut sa terre natale et le théâtre de sa révolte d’étudiant contre le système oppresseur de la junte en place, l’espace et le temps semblait être infranchissables, à rebours, pour Nestor Fabris. Pourtant, sous le prétexte d’une invitation, le vieil antiquaire fait ce retour aux sources qui va s’avérer, bien contre son gré, une régression plus essentielle. Car la petite pérégrination qui semble anodine, même pour un homme avancé en âge, dévoile au fur et à mesure un parcours digne de la mythologie dantesque à laquelle il est fait explicitement référence à plusieurs reprises (les cercles concentriques, les deux portes, etc.), et Nestor Fabris, pris dans un tourbillon qu’il ne maîtrise pas le moins du monde, va de rencontre en rencontre jusqu'au terme d’un voyage sans retour.

Tout se passe de la manière la plus naturelle, a priori, dans un climat légèrement oppressant, assez pour poser le doute mais assez peu pour se laisser écarter par la bonne conscience. Tous les anciens camarades de Nestor Fabris lui apparaissent, comme par hasard, au fur et à mesure de ses déambulations. Tout est marqué par une géographie mouvante, et rien n’est jamais à la même place, les lieux et les rues se métamorphosent sitôt le regard tourné ailleurs. Il erre littéralement dans un lieu qu’il connaît mais où il ne se reconnaît plus. Et il en est de même pour les personnes, dans cette masse grouillante comme un flot ininterrompu et sans cesse grossissant, qui progresser inexorablement (1). Une foule compacte qui sait où elle va. Lui continue de se perdre dans un temps qui, par le même mouvement, devient incertain, sombre et nébuleux. Le garçon de café déjà vieux dont il se souvient est toujours là, immuable, comme figé dans le temps face à un décor mouvant qui emporte tout et tout le monde. Au terme de ses errances labyrinthiques, s’enfonçant toujours plus avant dans des ruelles improbables, Nestor Fabris atteint une manière de refuge pour âmes en peine, chacun ayant dans ce grand jardin paradisiaque une part sombre à taire.

Mais ce voyage, sans retour, conduit surtout Fabris au-devant de lui-même, face à ce qui fut sa lâcheté dans une période de despotisme, face à l’abandon et, finalement, face à l’Histoire. Sans avoir l’air de nous y pousser, Alberto Manguel, par son art consommé d’emberlificoteur, nous convie par non-dits au festin de la Mémoire et propose à notre réflexion, par son art poétique, un voyage amer en terres inhumaines que fut l’Argentine. Un petit livre qui, certainement, parce qu’il montre l’engagement de son auteur dans le réel et plus seulement dans le littéraire, marquera.
 

Loïc Di Stefano

(1) Un souvenir du « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » d’Héraclite ?

Alberto Manguel, Un retour, Actes sud, octobre 2005, 79 pages, 12 euros

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