Brusque Chagrin, roman triste du « je t'aime bien, mais je ne t'aime pas » par Philippe Meyer

Roman de la fuite en avant face à la résolution impossible d'un amour condamné par la terrible vérité de Libellule, femme convoitée qui répond à tous les torrents de la passion de François par un assourdissant « je t'aime bien, mais je ne t'aime pas », Brusque chagrin est un voyage dans la tristesse d’un homme. Tristesse de comprendre et de ne pouvoir se résoudre à se déprendre de la femme aimée, portée si haut qu’elle en devient irréelle, « j’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité » disait Desnos, ce qui pourrait être l’hymne de ce chant.

François tourne sans cesse autour de Libellule, il tourne autour de ce refus d'aimer qu'il ne peut comprendre, parce qu'il l’aime justement plus que tout, plus que de raison : « […] tu ne m'as pas aimé parce que je ne te disais jamais "non", parce que je t'écrivais ces lettres, te dressais ces statues, te mettais si haut, me tenais à l'affût, me torturais la cervelle, me souciais tant et t'aimais si fort… » Les figures de la circularité sont nombreuses dans ce roman d'aventure intérieure, quand le narrateur survole la planète d’étapes improbables en escales hasardeuses, et ressasse dans sa tête les souvenirs amers qui forment son histoire avec Libellule.

Son histoire ? Une brève rencontre, un sentiment partagé, et vite, François étouffe l’aimée par sa présence incontrôlée, ses cadeaux, ses appels, ses demandes répétées d’engagement pour l’éternité des êtres. Libellule est là, mais elle ne peut tout quitter pour cette folie, elle est littéralement assaillie par l’amour de l’autre et se sent menacée.

Mais ce n'est pas l’histoire de François, c'est celle de Libellule et des hommes qu'elle a rencontrés, qu'elle a avilis sans coup férir en amants éperdus et qui, par cet attachement, se ressemblent tous. Quand François les rencontre, d'abord avec animosité, il se prend vite d'affection pour eux, car c'est lui-même qu'il voit, c’est un négatif de ce qu’il ne parvient pas tout à fait à admettre qu’on lui montre et dans lequel, malgré tout, il peine à se reconnaître. Car l’amour a ceci de supérieurement destructeur que non seulement il rend idiot le premier venu, mais il soumet les meilleurs d’entre nous ! François est cultivé, gentil, financièrement aisé, indépendant, sociologue féru de l’analyse du comportement d’autrui, et, pourtant, parce qu’il ne s’agit pas d’un cas pratique mais de sa propre vie, il ne voit ni ne comprend rien. Meyer cite Oscar Wilde : « L’expérience est une lanterne que l’on porte dans le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru », car François n’en est pas à sa première affaire de cœur montée en neige et écroulée. Mais celle-ci est plus profonde, elle le prend dans sa vie d’homme alors qu’il fait le point sur son chemin, comme un Nietzsche en peine et reprend avec ses mots l’aphorisme du chemin : « Je suis la destination de mon voyage » est un écho de « le but c’est le chemin ».
Mais François n’est pas le surhomme, il est comme happé par cette histoire et « en manque » d’elle. Qu’il alimente volontairement ou non cette dépendance ne change rien à l’affaire et Philippe Meyer nous montre, dans cette chronique d’une défaite annoncée, que tout est déjà perdu. Les longues lettres qu’il lui écrit, les déclarations enflammées, les messages d’infinie passion ne font que creuser un peu plus sous ses pieds le chemin de. Le roman s’ouvre sur la fin d’un temps auquel il n’appartenait déjà plus, l’épouse de Mao jugée, John Lenon assassiné, les repères qui se brisent et François qui continue d’être sans exister, heureux d’avoir toujours pu obtenir sans rien forcer. Cette absence de vie, il faudra le brusque chagrin de l’amour malheureux pour qu’elle soit révélée, comme un creux au sein de l’homme, pour que François puisse sinon oublier, du moins survivre. Car on ne fait que survivre à ses amours malheureuses…

Philippe Meyer, cet enfant sérieux qui se déguise en vibrion souriant pour être tout à sa joie, nous offre avec ce premier roman une marque intime et profonde de la richesse de son univers secret. Un très beau roman, surprenant, maîtrisé, qui s’en prend à la fois à l’homme et à l’époque, qui n’a peur ni d’être drôle ni d’être profondément dérangeant pour qui se reconnaît en l’âne-homme qui fonce tête baissée dans la destruction de ses propres illusions mais qui reste, par cela même, une figure attachante. Une manière de vivant, avec ses tares et ses rêves, comme Philippe Meyer aime à en donner la chronique.


Loïc Di Stefano

Philippe Meyer, Brusque chagrin, Editions de Fallois, août 2005, 214 pages, 17,80 euros

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