Court Serpent, la nouvelle Thulé sauvage de Bernard du Boucheron

Dans un Nord absolu, par-delà les terres d'Islande, une Nouvelle Thulé, éloignée plus encore que la mythique région du Groenland, survivent peut-être les derniers chrétiens. Isolés par les glaces, les ans, l'oubli des prélats, les hommes de Dieu ont construit un monde cohérent, brutal et inhospitalier, à l'image de la terre. Ils vivent avec des mécréants, publicains et descendants de Normands. Ils ont renié le culte, mais cette « [...] chrétienté perdue que nous étions venue secourir au bout du monde » va apprendre à l'abbé, plénipotentiaire, que l'homme s'adapte à son environnement.

Après un voyage tragique à bord du Court Serpent, bateau construit pour l'expédition sur le modèle des anciens, l'abbé Montanus accoste enfin, pour découvrir la putréfaction et la mort, la misère et la sauvagerie des mœurs. Dans son travail de re-évangélisation de ses ouailles, il va se battre contre les siècles d'isolement. Avec un certain succès, ses initiatives et son implication personnelle pour améliorer le quotidien fera son succès.

Il met de l'ordre, condamne à mort plusieurs mécréants  par trop abominables et lutte contre les barbaries, notamment par l'interdiction des combats de chevaux : « J'ai vu certains dimanches les cadavres d'étalons éviscérés à coup de sabot fumer au crépuscule dans l'haleine du glacier ; tandis que les enfants jouaient dans les entrailles chaudes ou s'en faisaient des colliers. » Mais c'est aussi priver les gens de leur histoire, de leurs traditions et de leurs réjouissances. Quand les faits sont en faveur de l'abbé, son ordre tient, mais il s'écroule dès que le Grand Nord reprend ses droits. Le récit de l'abbé à son Éminence, rapport de mission, laisse supposer que depuis son arrivée, pour rendre cette terre à Dieu, les fléaux s'abattent comme jamais, moustiques, chenilles, froid. Les fléaux sont là pour ne pas faire mentir la Bible, au prix de la vie des hommes qui jusque-là s'en passaient très bien, adaptés aux rigueurs inhumaines du lieu. Une expédition de ravitaillement a tourné à la catastrophe, et d'autres hommes, gnomes ou improbables barbares, massacres les hommes de l'abbé.

Le rapport est parfois fort drôle, quand il s'agit surtout de montrer que l'abbé, fidèle en cela à son Éminence, est si tant au-dessus de la populace qu'il peut se permettre cette hauteur par l'esprit. Écoutant les propos farfelus d'un délateur, qui accuse autrui de démonologie, il lui vient que l'accusateur est peut-être coupable « Je lui fis savoir que sa familiarité avec le diabolique pouvait me donner motif à le livrer au bras séculier, et que le feu de tourbe, outre qu'il réchaufferait le peuple en cette saison de froid croissant, risquait de lui rôtir les pieds un peu plus qu'à son goût. » Mais que peut un inquisiteur sans armée et contre un pays même ?

Les tentatives échouent, la misère et le désordre s'installent de nouveau et l'abbé n'y peut plus rien. Alors il repart, pour rendre compte de sa mission. Mais le roman dévoile l'autre vérité, celle des faits non transcrits dans le rapport de l'abbé, et qui sonnent comme une critique cinglante du principe d'évangélisation, de conquête et de violence faite à l'homme pour la Foi. L'homme de Dieu est entouré de soldats, condamne à mort des pratiques qu'il ne comprend pas - voulant sans doute que l'homme du grand Nord se comporte comme s'il était à Rome - il veut imposer. Sa mission était tout autre : observer, dénombrer les biens et les êtres vivants, dresser l'état du culte et, le cas échéant, punir les mécréants. L'abbé nie farouchement, mais tout laisse accroire qu'il a lui-même succombé à la puissance du lieu, et s'il part, n'est-ce pas plutôt pour fuir ? Fuir son retour à l'humanité simple, naturelle, qui contredit ses manières.

Pour un premier roman, Bernard du Boucheron a fait forte impression (1), tant par la maîtrise d'un sujet difficile, de la narration et de la langue, volontiers altière sans être hiératique, que par la description d'un univers magnifique de cruauté et d'inhumaine grandeur. Placé en son sein, l'homme n'est rien, et l'homme de dogme guère plus. C'est un face à face impitoyable qui oppose l'abbé drapé dans ses titres et la terre glaciale qui reste sans doute à la mémoire comme le plus bel actant de cette histoire d'hommes.

Loïc Di Stefano

(1) Confirmée par la haute tenue de son second roman, Coup-de-Fouet.

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