l'amour, la haine et la chasse à cours, le coup-de-fouet de Bernard du Boucheron

La mode est aux romans équestres chez Gallimard, semble-t-il... Bernard du Boucheron, après le succès de son très admirable Court Serpent, publie son deuxième roman où la vénerie est à l'honneur, véritable toile de fond et moteur de l'action — actant, dirait-on… — de ce Coup-de-Fouet des plus étonnants.

Deux hommes, que tout oppose — la condition sociale aussi bien que morale —, sont rivaux pour une belle jeune fille à marier, sur fond de chasse à courre et des premiers frémissements annonçant la Première Guerre Mondiale. C'est le règne de la violence comme relation entre les hommes et entre les hommes et le monde, dont Bernard du Boucheron donne à lire sans retenue la rigueur du coup de cravache. Les animaux ne sont pas épargnés, chiens écrasés, chevaux poussés aux dernières limites, cerfs acculés et poignardés pour emporter le prix de l'honneur... Dans ce contexte, qui met à rude épreuve les prétendants, parce que la belle est une demoiselle de caractère, les hommes sont exaltés. Monsieur de Waligny est le noble chevalier — il est comte et hussard —, et Jérôme Hardouin, dit Coup-de-Fouet, est piqueux et maître-chien. Un monde les sépare, et une même rivalité les anime : briller aux yeux du maître de chasse et emporter les faveurs de la Reine des Amazone, la jeune fille à marier la plus convoitée. Si la belle est par la naissance plutôt destinée à Waligny, ce sont les faveurs de Coup-de-Fouet qu'elle reçoit avec ardeur...

Le roman est très strictement organisé en trois parties, dont on regrettera qu'elles ne soient pas d'égal intérêt. La première est consacrée aux exploits de vénerie, aux chasses de ces messieurs et à la mise en place des liens sociaux de subordinations qui délimitent clairement la place de chacun. L'intérêt est ici de montrer le rôle que chacun se donne, car le piqueux s'il est souvent porté aux devants des événements par son courage est de même remis à la place de son rang. La société figée dans les traditions à l'aube de la modernité, quand la cavalerie sera taillée en pièce par l'artillerie de campagne et que les généraux français comprendront qu'ils ont encore une guerre de retard, demeure avant tout pour la montre. Jusqu'aux courses hyppiques où Waligny excelle, comme à s'emparer à la hussarde de femmes faciles — écrit-il dans ses carnets... — rien ne saurait résister au hussard, sinon sa promise qui s'encanaille !

La seconde partie est celle de l'épreuve, la guerre, la terrible souffrance des hommes face aux réalités de l'horreur des premiers moments très meurtriers de la Première Guerre Mondiale. Plus de jeu de massacre sur un animal éreinté par la course et acculé par les chiens, la mort en toile sombre du quotidien fait de folie et d'incompréhension : les ordres inutiles, l'armée montée inutile, les hussards inutiles, tout ce qui fondait jusqu'alors le monde et la raison d'être fier de Waligny s'écroule, et c'est Coup-de-Fouet qui trouve au contraire un terrain où exprimer sa nature, rustre mais noble par l'engagement qu'il y met et le sens du danger qui le fait devenir le second de Waligny, malgré leurs querelles civiles. La guerre, à l'automne 1914, est surtout un jeu de massacre sur un double front : celui de la Marne, où la troupe se fait étriper par les Allemands mieux préparés, et devant des Cours de justice improvisées où l'on condamne pour l'exemple ou pour lâcheté au feu surtout les petites gens... Waligny est à la tête d'un petit détachement, il engage un combat d'une grande hardiesse, et tout le monde meurt, au champ d'honneur, à la charge, sabre au clair, sauf lui, retrouvé aliéné dans un hôpital militaire avant de réapparaître deux ans plus tard victorieux sur le front d'Italie.

La dernière partie est la mise au point, après la mort de Coup-de-Fouet, quand Waligny et la Reine des Amazones sont mariés et vivent sur les lauriers des faits d'arme dont l'ancien hussard se glorifie. Mais, parce qu'elle a toujours au fond d'elle-même préféré le gueux dont le corps la faisait se sentir femme, elle pousse l'enquête et dévoile la cruelle vérité : son mari a été lâche au feu, leur vie est faite de mensonge et de déshonneur, il n'est rien qu'elle ne doive regretter tant que d'avoir été sa femme. Elle mène son enquête, convoque la presse et accule Waligny au seul acte qui ne soit pas lâche dans sa vie : le suicide. Ainsi prend fin la fable du beau-parleur, qu'au XIXe siècle on appelait un Lion (1)...

Par Waligny, c'est à la vieille noblesse que Bernard du Boucheron donne une leçon d'Histoire, rappelle l'arriérisme foncier de ses structures comportementales rigides et la caducité avérée de ses rapports au monde moderne. Mais demeurée influente, elle échappe au peloton d'exécution quand le pauvre s'y voit condamné sans coup férir. Bernard du Boucheron redistribue les cartes et, contre la naissance, fait de la noblesse de cœur, celle de coup-de-fouet, la seule qualité qui fasse un homme.

Il faut vraiment faire  l'effort de passer la partie vénerie, pas follement exaltante, et de ne pas en vouloir des petites longueurs finales qui tardent à laisser s'avancer la fin que l'on comprend assez vite, pour découvrir toute la magie d'un beau roman dont l'extrême violence n'est pas uniquement dans les faits, dans les relations des hommes entre eux, par respects de traditions ancestrales et caduques : la violence est le fond de l'espèce humaine nous dit Bernard du Boucheron, violence dont n'est pas exclue la beauté. Plus souple que dans Court Serpent, la phrase de Bernard du Boucheron n'en garde pas moins de sa hauteur qui d'abord étonne, voire indispose, puis organise l'œil à son propre rythme pour finalement, en un combat d'ardents bretteurs, emporter tout à fait l'adhésion et la joie du lecteur, qui relire même avec plus de plaisir les parties les plus rudes, dont, centrale, les quelques pages de combat qui sont d'une violente et belle poésie.


Loïc Di Stefano

(1) Petite coquetterie d'éditeur... ce Coup-de-Fouet, parce qu'il met en scène un duo d'amoureux d'origine sociale opposée et épris d'une belle pour le moins « moderne », rebelle et indépendante, le tout sur une démonstration plus ou moins frelatée de courage et d'héroïsme masculin, nous rappelle un roman par trop méconnu du XIXe siècle, La Peau du Lion de Charles de Bernard, dont on voudra bien croire que Bernard du Boucheron n'a pas eu connaissance, ce qui est regrettable pour lui, au demeurant. Mais la proximité des deux romans n'est cependant pas anodine...

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.