"La Jeune mariée juive" de Luigi Guarnieri mêle roman brillant et critique d'art sur fond de débat philosophique

Après un très remarqué et remarquable La Double vie de Vermeer, roman sur les arcanes de l'art de Vermeer et d'un génial plagiaire, Luigi Guarnieri revient en Hollande, dans un XVIIe siècle qui voit s'implanter la communauté juive de retour des colonies et impose avec cette Jeune mariée juive sa maîtrise du romanesque tissé sur la critique d'art où l'imagination féconde la toile d'un grand maître mieux, sans doute, que les exegèses inconciliables avec cette toile « inachevée » du maître Rembrandt  Van Rijn.

Rebecca Lopez da Costa est une jeune femme qui, au XXe siècle à Paris, cherche l'amour. Elle s'éprend du plus improbable cœur à ne pas conquérir : un écrivain raté, sans le sous, sans l'ombre d'une humanité, qui ne vit que pour l'ivresse et s'enfoncer toujours plus avant dans la désincarnation. Mais il écrit, un roman sur l'amour impossible d'un cœur éperdu et d'une beauté froide… comme un miroir à la relation qui, malgré tout, va se construire entre ces deux protagonistes. Il vient vivre chez elle — chambre à part car il dit « camaraderie » quand elle attend fébrile un premier pas d'amoureux. C'est elle qui paie tout, elle, la fille d'un grand antiquaire parisien, et la descendante directe d'Abigaïl Lopez da Costa, fille du grand collectionneur et marchand d'art (entre autres) Alphonso Lopez da Costa, jeune femme éperdue qui vivait en Hollande au XVIIe siècle une étrange liaison avec un savant, médecin et philosophe, Ephraïm Paradies, qui pourrait être Spinoza (2). D'ailleurs, Rebecca poursuit des études d'Histoire de l'art et écrit sur un tableau dit « inachevé » de Rembrandt, La Jeune mariée Juive, dans le seul but de démontrer que le modèle est Abigaïl… L'histoire fait un tour sur elle-même, d'autant que le jeune romancier va s'illuminer en lisant — en douce — les carnets de Rebecca et que, pareillement, Ephraïm Paradies va comprendre l'amour d'Abigaïl au moment où elle lui est retirée (il avait été désigné pour son médecin, elle qui souffrait d'une manière de spasmophilie à crises…).

Les deux récits, non pas enchâssés mais bien séparés, sont de la plume des hommes, des amants indignes d'une telle offrande, l'amour entier d'une jeune femme qui s'offre tout entière pour peu qu'on soit un hâvre. Et si la différence avec laquelle ils appréhendent leur sort (l'un très docte, l'autre plutôt poète maudit, mais 400 ans les sépare…) est nette, ainsi que le style de Luigi Guarnieri qui s'adapte aux époques avec un brio et une grâce magistrale, le résultat est le même : vidé de ses forces (par la maladie ou la tentative de suivice), la jeune fille voit que son amour n'est qu'illusions, et s'en libère, au même moment que le jeune homme comprend, mais trop tard, que ne s'écrira pas l'histoire de sa vie. 

Sous le couvert d'une enquête artistique pour comprendre l'âme du tableau de Rembrandt, enquête qui forme une partie du roman tout à fait passionnante, Luigi Guarnieri s'attache au mythe de l'impossible amour des promis qui ne sont séparés que d'une petite chose, mais irréconciliable : le temps. L'alternance des amours et des douleurs, dans les trois histoires (car le romancier narrateur livre aussi son histroire d'amour impossible, qu'il réoriente au contact de Rebecca), font tout le drame de cette recherchée éperdue, parfois vaine, parfois heureuse, celle de l'amour réciproque.

La Jeune mariée juive est un roman brillant, qui fonde son énergie sur un style parfaitement maîtrisé et sur le présupposé que le lecteur est à la fois intelligent et ouvert aux nobles sentiments.  Plus que cela, c'est un beauroman, qui ne triche pas, qui ne s'offre pas aux guenilles culturelles de notre époque : Guarnieri, une fois encore, impose son propre temps, celui où les hommes et les œuvres sont réconciliées et évoluent ensemble, par le pouvoir de l'imagination.


Loïc Di Stefano

(1) À ce sujet, l'éditeur signale à tort qu'Ephraïm Paradies pourrait être un mélange de Spinoza et de Descartes, certes deux bons amis, mais  je postule qu'il ne s'agit que de Spinoza, qui est juif à la marge de sa communauté comme l'est le personnage de Luigi Guarnieri, lequel d'ailleurs prononce sa doctrine clairement : « Aux passions de l'âme correspondent des modifications corporelles », ce qui est, presque mot à mot, le concept spinoziste des mouvements parallèles de l'âme et du corps… d'ailleurs, les considérations du médecin hollandais sur l'âme et le corps, comme tout indivisible, renvoient à L'Ethique et s'opposent en tout aux théories de Descartes… 

Luigi Guarnieri, La Jeune mariée juive, traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli, Actes sud, "Babel", janvier 2010, 7,50 euros

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