"Les Hommes en général me plaisent beaucoup" ou les errances de la petite Lili, un livre au charme fou de Véronique Ovaldé

Lili est recueillie par Julien qui l’aime et veut un enfant d’elle, construire un avenir. Toute jeune et frêle, elle sort de prison pour on ne sait au juste quel motif et passe ses journées dans ce qui ressemble à une colonie en Territoires occupés (ce qui ajoute une valeur supplémentaire à ses troubles) au bord de la folie. Ses journées comme une gamine de huit ans sont faites d'attentes et de rêveries. Elle va au zoo tout proche ou au centre commercial, attend, parle beaucoup dans sa tête et vie en décallage de la vie, portée par l'existence de l'autre. Un secret mordant est à l’origine de son état qui la fait s’égarer du réel, et dont la narration contournée et réussie nous laisse peu à peu comprendre l'ahurissante pesanteur.


Le passé resurgit au fil du texte, de plus en plus prégnant, dans le silence des nuits d’angoissante insomnie. Julien dort, il lui a fait l’amour, sans elle. Même si elle lui est attachée, redevable depuis qu’ils se sont liés l’un à l’autre quand il était visiteur de prison et qu’il s’occupait d’elle. Mais le gentil Julien ne peut rien opposer au passé magnétique de Lili et sa résurgence par bribes nocturnes — elle « rêve » que les animaux sortent du zoo pour se promener, qu’un gros homme la regarde… — qui forme la trame de ce beau roman à l’humeur massacrante et à la langue qui oscille entre les choses simples et les distorsions à la manière de Chloé Delaume.

Tout le passé trouble est sous-tendu par un contexte politique qui induit pour partie la folie de Lili, par compensation à la rigueur maniaque du père, figure totémique de l’autorité abusive et maladive, adhérent à un nouveau parti nazi et fait vivre les siens sous le portrait de Dodolphe. Lili et son petit frère, devenu mutique à la mort de la mère, sont enfermés pour se protéger du monde, et pour échapper à cette claustration, seul le suicide est possible pour cette gamine de quatorze ans qui n’a plus aucun repère et refuse d’obéir à la folie du père. Seule échappée, comme venue du ciel, les voisin du dessus, d’origine étrangère, qui forcent la porte et les laissent jouer avec leurs enfants, comme pour de vrai. Et Yoïm, qui vit avec eux, gros « lamantin » couvert de bijoux, est une apparition pour la petite Lili : c’est décidé, il sera son homme, quel que soit la souffrance à endurer de lui et de sa mauvaise vie. C'est lui, son sauveur, le pachydermique Yoïm qui la scrute dans sa petite vie, qui apparaît comme le signe du passé, une rémanence obsessionnelle, et met en morceaux éparpillés et coupant ce qu'elle tentait de reconstruire.

La figure fragile et attendrissante de la petite Lili, absente au monde comme à elle-même, est prise dans la dualité de ses référents et ne s'en sort pas. Entre sa mère morte d'épuisement à protéger ses enfants du père, entre Yoïm qui fonde sa réalité et l'enfouit dans le crime, et Julien, pôle qui doit seul établir un contrepoint heureux, Lili perd la raison. C'est tout le cheminement intérieur de Lili que l'on suit avec grand intérêt, aussi bien excité par le récit en lui-même et les découvertes qu'il produit que par la narration syncopée qui fait de Véronique Ovaldé, parmis les improbables écrivains de notre temps, une force singulière, entière et brutale, faite de mots et d'absence de compromission. Mis à mal, sans retenu, le lecteur ne peut que grandir de cette rencontre avec la petite Lili.


Loïc Di Stefano


Véronique Ovaldé, Les Hommes en général me plaisent beaucoupActes Sud, août 2005 (1re éd. août 2003), 133 pages, 6 € 



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