Nicolas Beaujon mesure "le Patrimoine de l’humanité"

Comment mesurer la distance entre une œuvre d’art — élevée comme élément du grand puzzle du Patrimoine de l’humanité, le voilà — et son gardien, renommé agent de contact dans le sabir administratif ? Loin des conservateurs, qui connaissent l’art, et des visiteurs, qui s’y intéressent, assis sur sa chaise et signalé à la masse par son costume marron, l’agent de contact n’est là que pour remplir un vide dans la chaîne de l’humanité, et protéger par l’application de consignes de sécurités strictes ce qui appartient à tous.

Après une vie passée à glander ferme, le narrateur de ce savoureux Patrimoine de l’humanité tente, pourquoi pas, le concours d’agent de contact (nous disions gardien de musée, avant le sabir administratif...). Et c’est le départ d’une série douce acide sur l’homme en lui-même, rapetissé au format du minus habens d’Epinal : vie tranquille et peu harassante par les bons soins d’un planning très aéré, minimum financier et travail pérenne garantis par les syndicats, vie nulle mais sans tracas, par les temps qui courent… Concours réussi, voilà le futur Jimmy Hendrix — son rêve, son ambition, qui lui fait travailler sa guitare — qui entre dans le réel par la petite porte et s’y enfonce lentement. 

« Vive la chaise. Longue vie à nos chaises chéries. La chaise est l’instrument de travail le plus indispensable à notre métier. La chaise est sacrée. »

Un agent de contact, c'est un morceau de chair humaine posé en faction dans un costume ridicule pour empêcher qu'on ne vienne endommager le patrimoine de l'humanité. Voilà, toute sa vie, ce sera assis ou en « patrouille » pour cette noble cause, mais si noble et profondément ennuyeuse qu'elle devient un poids incommode pour essayer de vivre en dehors. Fini la guitare électrique et les rêve de star, fini la vie de couple, rien, sinon l'écrasante langueur du règne quasi minéral...

Fort heureusement, sa promotion est assez déjantée pour faire douter à chaque instant de la préservation dudit patrimoine et donner à lire des scènes d'un grand comique où l'étonnement du grand naïf qu'est le narrateur a une grande part.

Un punk, un arriéré bavard, un psychopathe que son employeur même décide d’enfermer et de ne pas montrer au public, une nymphomane, entre autres, et tout le monde cocaïnomane au dernier degré, faisant des locaux techniques du musée une zone de libre échange assez peu vénérable ! Voilà la promo du narrateur. ais tout s'achève quand le traffic de drogue est démantelé, le dealer pillant le musée pour acheter lui-même. Alors la fine équipe va réussir à faire trembler les bases de la fonction même, kidnappant des cadres et des visiteurs dans un raout d'honneur (prise d'otages au musée ! bagarre avec les forces de l'ordre ! pillage de la cantine !) pour manifester leur solidarité envers leur collègue et dealer. En une manière d'apothéose qui mêle tous les délires, le roman s'accélère comme l'on courre vers la fin du vide.

Quelle année au musée ! « Un collègue arrêté pour vol, se suicidant à sa sortie de prison, une collègue licenciée pour racolage actif dans l’enceinte de l’établissement, et pour couronner le tout, plus de pure colombienne ni de pipes à cent balles pour supporter notre dur labeur. »

La suprise finale laisse entrevoir que l'auteur n'est pas tout à fait optimiste sur ses contemporains, mais qu'il les dépeint bien et drôlement ! Quelle grande farce que ce Patrimoine de l'humanité, premier roman très rock, très drôle et par lequel suinte une satire sociale du meilleur cru. Un petit délice d'une noirceur drolatique qui transporte la joie de l'auteur et nous la communique.


Loïc Di Stefano


Nicolas Beaujon, Le Patrimoine de l'humanité, Le Dilettante, août 2006, 222 pages, 16 €


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