Dans "Perdu, le Paradis", Cees Nooteboom, explore, dans un chassé-croisé poétique et mystérieux, la quête du paradis perdu

Le Jour des morts (1) était une interrogation mélancolique sur les thèmes du deuil et de l’amour. Dans son nouveau roman, Cees Nooteboom (2), écrivain d’origine néerlandaise, explore, dans un chassé-croisé poétique et mystérieux, la quête du « paradis perdu » (3).

Dans ce puzzle romanesque, où tous les drames de la vie sont abordés, tous les continents traversés, le lecteur côtoie une femme obsédée par les anges, au point de leur consacrer un mémoire de fin d’études, un quinquagénaire ennuyé par la vie en général et des aborigènes de l’Australie marchant plus que jamais « à l’envers » de la modernité. 

Dans ce roman léger qui aurait pu être fleuve, il y a plusieurs narrateurs. Dans le prologue (et l’épilogue), c’est l’écrivain qui parle à la première personne. Deux parties lui succèdent et pourraient se lire sans peine comme des nouvelles aux histoires indépendantes. Elles sont pourtant reliées entre elles par un fil invisible et fragile de l’ordre du mystique.

Dans la première, peu après avoir quitté les jardins rassurants d'Ipiranga à São Paulo, la voiture d’Alma tombe en panne dans une favela, un de ces taudis malfamés de la métropole sud-américaine. Dans cet enfer, elle y est violée. Dès lors, ce sont des images plutôt que des mots précis qu’elle emploie lorsqu’elle revient plus tard sur son passé, le travestissant jusqu’à imaginer un « nuage noir » fondre sur elle, au lieu des hommes qui lui ont dévoré sa vie.

Alma aime l’Australie, son « échappatoire » et quitte le Brésil avec sa meilleure amie, Almut. Elles pensent y trouver le paradis. Alma aime surtout les anges qui, première lapalissade, ne sont pas des hommes même si les noms de Michel et Gabriel sont masculins. Elle aime les tableaux de Botticelli, Giotto et Raphaël, les peintres italiens de l’Annonciation. Elle aime aussi un artiste aborigène à la peau sombre qui ne parle presque jamais. Pour gagner de l’argent, elle accepte de se déguiser en ange dans le cadre d’un festival de littérature à Perth, en Australie, en hommage au poète anglais John Milton. 

Dans la seconde partie, un autre narrateur, Erik Zondag, critique littéraire impitoyable, rencontre à deux reprises Alma, d’abord en Australie puis « par hasard » en Autriche dans une station thermale. La coïncidence est troublante. A chaque fois, il est touché par la grâce (divine ?) d’Alma. Les mots échangés entre eux sont rares et le « lien » toujours impossible. Une formule populaire répète à l’envi, deuxième lapalissade, que les hommes et les anges ne peuvent pas s’aimer.

« Je ne sais pas ce que c’est que le divin, ou plutôt, je ne saurais pas le décrire, je ne sais pas comment des êtres humains peuvent supporter le contact du divin, je ne pense pas que cela se puisse. »

Un certain malaise peu commun s’empare du lecteur au moment de refermer le livre. La réalité et la fiction se moquent des frontières. Le « je » de l’écrivain encadre les « je » des personnages. Le romancier se narre lui-même, se met en scène, entame des discussions avec des êtres fictifs. Le temps n’est jamais précisé. Comme dans le désert australien aux paysages figés depuis des millions d’années, il n’a même aucune importance.

Avec l’innocence, ce sont également les thèmes de l’identité, de la dépossession de soi, de la rencontre des cultures qui sont « visités ». Et il y a toujours un « choc ». Dans tous les cas, des connexions s’établissent sans jamais se fondre. Plus Alma s’échine à entrer dans la société aborigène, plus son incompréhension augmente. Seul l’art et l’amour lui permettent d’effleurer, sans jamais le posséder, le « monde enchanté ». Pour l’auteur, le viol et la colonisation sont placés au même plan et participent du même processus d’« effacement » de l’Autre.

C’est enfin un livre sur les mystères de l’écriture. Certaines leçons sur l’art d’écrire sont ainsi distillées à notre insu dans le prologue, notamment quand le narrateur feuillette une série de magazines  illustrés proposés aux passagers. Des connexions silencieuses, seulement connues dans l’épilogue, s’y forment alors. Il y a comme une étrange invitation à saisir les arcanes de la création littéraire sans le guide d’utilisation. Cees Nooteboom ne s’embarrasse pas d’explications. Le roman pourrait bien se lire « à l’envers », à la manière aborigène. Tel l’ange qui veut annoncer l’essence des choses cachées, l’écrivain laisse notre imagination déployer ses ailes, se perdre dans l’entrelacs de récits au lien informe et délicat pour retrouver, peut-être, le paradis.

Mourad Haddak (et Laure François)


(1) Le Jour des morts, Actes Sud, 2001, paru dans la collection « Folio » chez Gallimard en 2006.

(2) Romancier, poète et essayiste, cet infatigable voyageur a reçu en 2004 la récompense littéraire la plus prestigieuse de son pays, le prix littéraire P.C. Hooft Prijs.

(3) Le titre est une inversion du poème de John Milton (1608-1674), Le Paradis perdu, 1667, réflexion théologique sur le bien et le mal.



Cees Nooteboom, Perdu, le Paradis, traduit du néerlandais par Philippe Noble, Actes sud, septembre 2006, 200 pages, 16 € 

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