"Passagers clandestins", Noé, le Déluge, sous la plume de Timothy Findley

Findley, sous des abords de gentil monsieur bien sage, est un écrivain qui déborde de facétie et d'esprit de contradiction. Son œuvre est souvent orientée contre, ou en travers... mais c'est l'une des plus riches de son temps et l'un des rares qui demeurent et que l'on relit. Lorsqu'il reprend un épisode de la Bible, celui de Noé et de son Arche, comment ne pas s'attendre à une version subversive ?

Passagers clandestins, en anglais Not Wanted on the Voyage, qui a un sens un peu différent, est né d'une rencontre avec un chat. En 1970, près de Stone Orchard, Findley trouve un chat aveugle, qu'il adopte et nomme Mottle. Il y a beaucoup d'animaux chez lui, mais Mottle a accès à toute la maison alors que les autres restent pour la plupart au dehors. À sa mort, en 1981, Findley commence à écrire un roman dont Mottle, rebaptisé Mottyl, était le personnage principal. Le chat permet de focaliser l'histoire du désespoir de sa maîtresse aux prises avec les abus répétés d'un mari insupportable. Ce point de départ de ce qui allait devenir

Passagers clandestins laisse Findley insatisfait. Et c'est c'est sa rencontre avec la poétesse canadienne Phyllis Webb, à qui l'ouvrage est finalement dédié, qui va transformer le récit initial en ce roman magnifique que toute la critique et la presse élogieuse ont pu saluer à sa parution (1984) comme le plus féministe de tous ses romans, et qui se voit récompensé de prix prestigieux, notamment celui de la Canadian Authors Association. Findley raconte lui-même que c'est à l'écoute du poème « Leaning » (« and you, are you still here / tilting in the stranded ark / blind and seeing in the dark ») (1) que tout le roman s'est définitivement mis en place :

« In this moment, the whole of Not wanted on the Voyage fell into place. All of it. Why ? Because in her poem, Phyllis Webb had used the words ark and blind and dark — and all at once, I knew who all my people were and that their predicament was. The gin-loving farm wife was Mrs Noyes — the abusive farmer war her husband, Noah — the blizzard was the Great Flood and Mrs Noyes would not get on the Ark without her cat — the blind cat, Mottyl.. » (2)

Après cette « vision » du lien entre sa propre histoire, celle de Noé et le poème de Webb, Findley reprend l'écriture de son roman et ce qui était pénible devient fluide et satisfaisant. Mais cela n'empêche pas Findley de continuer ses expériences d'écriture en essayant de comprendre ses personnages de l'intérieur, lui qui a commencé sa carrière comme acteur : aussi tente-t-il de « voir » le monde comme pourrait le faire un chat aveugle...

Le résultat est saisissant. Comme il se doit, Findley prend les faits bibliques et les modifie selon le spectre du vieux chat aveugle, celui-là même qui n'est pas désiré pour ce voyage. Mrs Noyes va devoir insister, combattre l'âpreté de son mari Noé, tyran sadique. Dieu et Satan sont là, sous d'autres formes, aussi étrangement réinventés que le reste, mais avec cette force qui dépasse l'épisode biblique sans jamais toutefois en faire abstraction. Car tout va tourner autour de la présence non désirée, sauf par sa maîtresse qui voit en lui sa seule source de réconfort, du chat aveugle Mottyl. Mais c'est le monde qui se réorganise autour de lui, des éléments supérieurs, de la haine et de l'affection, le tout faisant de Mottyl celui par lequel le lecteur va voir le récit et comprendre que Findley, en s'appropriant cet épisode, n'a d'autre vue que de reconstruire une expression du sacré dont les éléments les plus probants se lisent dans la nature même, y compris l'eau venue purifier par l'immersion totale.

Le récit est nourri de références et d'analyses bibliques, Findley ayant toujours eu cette volonté d'enrichir son imagination de faits « réels » et de travailler à partir d'un matériau avéré. C'est aussi vrai dans Guerre, dans Le Grand Elyséeum Hotel que dans Passagers clandestins, que la réalité des faits soit historique ou mythologique. Cette approche littéraire d'une grande rigueur et à la fois d'une incorrigible facétie fait de Findley un écrivain à part dans la littérature contemporaine. Passagers clandestins, que les fondamentalistes ont voulu attaquer quand il fut adapté au théâtre, n'est pas autre chose qu'une « imagination » qui s'empare d'un sujet et le nourrit de modernité et, pour ainsi dire, lui redonne son sens premier en le traduisant pour nous dans un monde qui pourrait nous être familier. Cette démarche, qui pourrait sembler suspecte, vise à redonner au lecteur le sens premier de cet épisode biblique : la nature est fragile mais plus forte que nous, la nature est sacrée, le sacré est dans la nature et non dans l'homme. Le style fluide, riche et imagé de Findley donne à cette transgression une qualité supérieure et incroyablement délicieuse.

Loïc Di Stefano

(1) "et toi, es-tu encore ici / basculant dans l'arche échouée / aveugle et voyant dans l'obscurité"

(2) "A ce moment, l'ensemble de Passagers clandestins s'est mis en place. Tout. Pourquoi ? Parce que dans son poème, Phyllis Webb avait utilisé les mots arche et aveugle et sombre - et tout à coup, je sus qui étaient tous mes personnages et quelles épreuves ils devaient traverser. La fermière adepte du gin était Mme Noé - l'agriculteur tyrannique, son mari, Noé - le blizzard était le Déluge et Madame Noé ne monterait pas sur l'arche sans son chat - le chat aveugle, Mottyl "


Timothy Findley, Passagers clandestins, traduit de l'anglais (Canada) par Isabelle Maillet, Actes Sud, novembre 2008, 480 pages, 23,80 €

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