"Sous des cieux étrangers", le retour d'un surdoué

Lucius Shepard
est un auteur de science fiction qui a connu un certain succès dans les années 80 avec Les yeux électriques et La vie en temps de guerre, romans parus dans la collection ailleurs et demain chez Robert Laffont. En pleine période cyberpunk, Shepard détonnait : s’il pouvait avoir recours à des thématiques voisines (la fusion homme/machine, la description d’un monde aux mains des multinationales…), il creusait aussi son propre sillon, marqué par la fusion du fantastique et de la science-fiction appuyé sur une technique littéraire très solide (mise au point dans les ateliers d’écriture Clarion, connus aux Etats-Unis pour avoir aidé à l’éclosion de pas mal de talents).

Ce sont surtout par des nouvelles, compilées en français par Denoël dans d’excellents recueils de la défunte collection présence du futur depuis longtemps épuisés (citons Thanatopolis et Le chasseur de Jaguar entre autres) , qu’il se fit remarquer des lecteurs. Dans chacune de  ses histoires, il savait se montrer tour à tour attachant et effrayant, déroutant et onirique. Malheureusement pour les amateurs, Shepard a arrêté d’écrire dans la seconde moitié des années 90 et est retombé dans une certaine obscurité.
Il est de retour cependant depuis quelques années et, grâce à l’appui d’éditeurs motivés (les éditions Le Belial ont maintenant pris le relais de Denoël), le public français peut à nouveau découvrir cet auteur à la réputation critique très solide (huit Prix Locus, un Hugo, un Nebula en vingt cinq ans de carrière). Pour autant, cette réputation est-elle, après tout, réellement méritée ?

Éclectisme

Les cinq histoires qui composent ce recueil témoignent avant tout de l’éclectisme de l’auteur. Bernacle bill, écrite avant la période de silence de l’auteur, se situe dans un futur où l’humanité, après avoir épuisé les ressources de la Terre, s’est lancée dans l’exploration spatiale afin de découvrir un monde susceptible de l’accueillir ; Radieuse étoile verte se situe dans un Vietnam futuriste et narre la vengeance d’un fils contre son père, avec en arrière plan ce rescapé américain d’une guerre d’un autre siècle, jeté en pâture pour qu’il raconte son histoire à un public ahuri…Des étoiles entrevues dans la pierre raconte l’histoire d’une ville où tous ses habitants se mettent à devenir des génies hyper créatifs, stimulés par le contact d’entités venues d’une autre réalité…

Dead money et Limbo se rattachent plus nettement au fantastique, de par leurs thèmes. Dead money réussit à marier de façon originale zombies et science : un scientifique a trouvé le moyen de ramener les morts à la vie. Chose curieuse, ceux-ci ressuscitent avec une autre personnalité et d’étranges dons qui ne peuvent qu’intéresser beaucoup de gens, dont la mafia. Quant à Limbo, il s’agit de l’histoire d’un malfrat venu se cacher non loin de la frontière canadienne pour échapper à d’anciens associés plutôt rancuniers. Là, il y rencontre une femme vulnérable et victime des violences de son mari, en tombe amoureux. Puis il se rend compte qu’il est le seul à la voir : celle-ci est en fait décédée et vient d’un ailleurs nommé les limbes…

Exploration spatiale relevant du Space Opera, zombies, limbes et fantômes touchant au fantastique, histoire de vengeance, univers entrelacés : Shepard, dans les cinq histoires de ce recueil, aborde beaucoup de thèmes différents, chaque fois avec maîtrise. Idem pour ses choix de narration (première ou troisième personne, récit distancié ou registre de la confession) ou son goût des chutes et de l’ellipse…

Des personnages solides

La lecture de ce recueil confirme donc la bonne réputation critique de Lucius Shepard. Quelque soit le genre qu’il aborde, il y est toujours à l’aise, amenant avec lui des personnages bien campés et à la psychologie solide (et non sommaire comme c’est souvent le cas) et crédible. La comparaison — abusive — avec Hemingway tient par là : Shepard raconte aussi son histoire à travers le comportement de ses personnages. Ceux-ci sont au centre de ses histoires et se définissent avant tout par leurs actes. En cela, il est un héritier des auteurs behavioristes.

Dans le même temps, il ne fait pas preuve de la même sécheresse de ton dont ce courant pouvait être coutumier et tient à donner à ses personnages une solide épaisseur psychologique. Il s’agit souvent de marginaux qui ont roulé leur bosse, vécu pas mal de galères et ont frayé avec le milieu. Il est donc clair que le monde, pris dans sa course folle, ne les a pas épargnés. Pour autant, il réussit à les rendre crédibles et attachants. Quant aux femmes, elles peuvent être cause de la chute des héros (Limbo) autant que la source de leur rédemption. Elles sont en tout cas assez loin des stéréotypes éculés de la littérature de genre.

Au début des années 90, Lucius Shepard était perçu comme un des meilleurs auteurs de SF de sa génération. Un trop long silence lui a fait perdre cette place et il paraît juste, vu la qualité des histoires présentées dans ce recueil, qu’il la récupère aujourd’hui.
 
Sylvain Bonnet


Lucius Shepard, Sous des cieux étrangers, traduit de l'américain par Jean-Daniel Brèque, couverture de Pascal Casolari,Le Belial, février 2010, 471 pages, 23 €
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