J'ai regardé le Diable en face, Maud Tabachnik donne corps aux assassinats de femmes à Ciudad Juarez

Partant d'une incroyable série de crimes sexuels au Mexique, Maud Tabachnik répond à la haine de l'homme pour la femme par un polar engagé qui n'épargne personne

Ciuadad Juarez, ville mexicaine frontalière des Etats-Unis, est la Babylone de tous les vices, les mafieux prospèrent sous la protection des policiers et des politiciens, les journalistes trop curieux sont incarcérés, les réfractaires massacrés, la drogue circule aussi bien que les armes, les filles, les smuff movies (1), les organes fraîchement arrachés... Depuis près de dix ans, au rythme de trois à quatre par semaine, des jeunes filles disparaissent et, quand elles sont retrouvées, c'est torturées et violées, « démembrées, ouvertes du sternum au pubis, vidées de leurs organes », gisant dans les nombreux terrains vagues qui parsèment cette ville de misère faite pour moitié de bidonvilles et de zones industrielles. La ville entière est silencieuse, chacun s'écartant pour laisser les victimes aux prises avec leur bourreaux pourvu qu'on les épargnent. La police, dont un responsable est accusé et déplacé dans une lointaine province par ses pairs pour "calmer" les parents des victimes, à qui le plus souvent l'on dit sans preuve ni vergogne que les filles de toute façon se prostituaient...

Reprenant ces faits réels dont la presse et l'opinion internationale auront vent à partir de 2003 (2), Maud Tabachnik, particulièrement remontée, sur les visages masculins de la barbarie :

Pourquoi les corps des femmes sont-ils si souvent le champ du déshonneur des hommes ? Pourquoi les hommes ne pensent-ils pas à leur mère quand ils tuent des femmes ? / [...] la bête immonde bouge partout [et] partout les femmes sont les premières victimes.

L'intrigue est assez simple, mais d'une grande efficacité : la journaliste Sandra Khan, émérite baroudeuse récurrente des romans de Maud Tabachnik (3), est envoyée à Ciudad Juarez pour enquêter sur ces disparitions. Vite, elle est engluée par l'immobilisme local, à l'image de la circulation automobile qui n'est qu'un leurre, des politiciens qui ne bronchent pas quand les morts s'accumulent, des policiers qui effacent les traces des assassins, de la population entière qui s'enfonce dans la crasse et la misère quand quelques nantis mafieux prospèrent éhontément. Elle rencontre un journaliste local qui craint à juste titre pour sa vie et l'introduit dans les quelques îlots de résistance à la barbarie : des associations de victimes, des policiers vertueux, etc. Son chemin croise alors celui de l'Agent Spécial Ferrari (4), dépêché par la CIA pour enquêter sur les réseaux de drogue qui transitent via le Mexique depuis les cartels colombiens. A eux deux, puisque leurs intérêts vont se regrouper, ils vont s'activer pour mettre un terme à cette série meurtrière, mais ils servent surtout de « grands témoins de moralité » car à force de conflits internes aux mafieux et, sans doute, par trop grande accumulation de victimes, les choses évoluaient d'elles-mêmes. « Curieux comme la vie la mieux organisée peut se détricoter d'un coup. » Mais c'est le flair des grands journalistes d'être là au bon moment, au pire donc, pour rendre compte.

Un polar vif, passionné et glauque, au rythme impeccable mais sans la moindre illusion : loin des contes de fées, Maud Tabachnik laisse son lecteur dans la pénombre. L'homme est un loup pour la femme et ce polar militant de la cause des femmes a un goût amer : la victoire des juste contre un maillon du réseau, mais pas contre le réseau dans son ensemble, et l'impunité des politiques ne font pas retomber la colère. Pire, Maud Tabachnik indique aux mafieux que pour réussir et échapper tout à fait aux poursuites, mieux que de graisser les pattes, il faut se faire élire ! A méditer.

Loïc Di Stefano

([1) Films réels très recherchés où l'on assiste à la mise à mort après violences et viols de jeunes filles.

(2) Lire notamment l'article du Monde Diplomatique d'août 2003


(3) Notamment Le Tango des assassins (éd. Le Masque) dont une partie de l'intrigue est reprise ici pour personnaliser l'implication de la journaliste.

(4) Autre héros de Tabachnik, notamment dans Les Cercles de l'Enfer et L'Empreinte du nain (Flammarion).


Maud Tabachnik, J'ai regardé le Diable en face, Albin Michel, "Spécial Suspens", mars 2005, 344 pages, 19,80 euros

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