Jazz : Django et Bud, deux biographies

Plusieurs ingrédients sont nécessaires à la réussite d’une biographie. Au premier chef, le choix du sujet. Voilà qui coule de source. Un personnage sans relief, sans personnalité, n’a guère de chance de passionner les lecteurs. Mais d’autres facteurs entrent en jeu, qui tiennent au biographe lui-même : l’art du portrait, la finesse psychologique qui permet d’aller au-delà des apparences, le choix des sources, des événements et des anecdotes caractéristiques, la peinture de l’environnement spatio-temporel, cette toile de fond sur laquelle se découpera le protagoniste principal. Sans parler du talent propre à l’écrivain, de cette touche personnelle qui « signe » le texte et lui confère son originalité.

Toutes ces caractéristiques se retrouvent, en proportions diverses, dans les biographies de deux musiciens qui, chacun à sa manière, ont marqué leur époque. Le guitariste Django Reinhardt et le pianiste Bud Powell ont, l’un et l’autre, disparu peu après avoir atteint la quarantaine. Des étoiles filantes, brillantes et éphémères. Tel est leur point commun, auquel il faut ajouter que les deux, chacun dans son style, avec son talent propre, ont, d’une certaine manière, imprimé au jazz des directions nouvelles et suscité nombre de disciples. Ce qui n’eût pas été possible sans leur personnalité, attachante, aussi fantasque qu’émouvante. Sans compter les aléas d’existences chaotiques.

Le guitariste tsigane a inspiré un nombre considérable d’ouvrages, essais, études historiques, commentaires, analyses, biographies. Parmi ces dernières, celle de Noël Balen, dont l’édition princeps date de 2003. Son Django Reinhardt, le Génie vagabond (1) reparaît aujourd’hui, alors que sort sur les écrans le film d’Etienne Comar, Django. Heureuse conjonction. Elle replace au premier plan de l’actualité un musicien que beaucoup considèrent comme le meilleur guitariste de jazz de tous les temps et que tous, sans exception, tiennent pour le maître incontesté de ce courant prospère que l’on nomme Jazz manouche.

À vrai dire, Django n’a cessé de fasciner, dès son vivant et plus encore après sa mort. D’abord, par la virtuosité incomparable dont témoignent tous ses enregistrements. D’autant plus étonnante qu’un accident, l’incendie de sa roulotte, l’a privé de l’usage de deux doigts de la main gauche. C’était en 1928, il avait à peine dix-huit ans. Jusqu’à sa disparition, en mai 1953, sa vie apparaît comme une succession d’événements contrastés. La gloire et une vie fastueuse y succèdent à des périodes de vaches maigres et à un quasi oubli, avant la reconquête d’un public versatile et la tentative d’un retour au premier plan.

Ces étapes d’une existence mouvementée où l’histoire côtoie si étroitement la légende qu’il est parfois difficile de départager ce qui relève de l’une ou de l’autre, le biographe les déroule en restant fidèle à la chronologie. La naissance à Liberchies, en Belgique, le 23 janvier 1910, au sein de la communauté sinti  des gens du voyage, l’apprentissage de la guitare, les bals musette, la découverte du jazz, la fondation, avec Stéphane Grappelli, du Quintette du Hot Club de France, le succès des années 30, la décevante tournée américaine et le rendez-vous prometteur, mais avorté, avec Duke Ellington, la rencontre du bebop, tout cela, entre autres, est narré avec une alacrité de bon aloi. Assurément, Noël Balen, qui n’en est pas à son coup d’essai, connaît son sujet dans le détail. Il excelle à dresser un décor, à traduire une atmosphère. Sous sa plume, c’est toute une époque qui revit. Il la découpe en tranches, donne à chacune d’elles un titre emprunté aux compositions du guitariste. L’univers de ce dernier prend ainsi un relief étonnant.

Surtout, il restitue avec exactitude le caractère de Django. Ce côté insouciant, fantasque, qui lui fait parfois privilégier une partie de pêche à une rencontre importante, l’envie de brosser une toile au détriment d’un concert capital. Une telle nonchalance fait comprendre bien des choses.

Enfin, ce qui fait de cette biographie un ouvrage de référence, c’est l’importance de ses annexes. Discographie, enregistrements chronologiques exhaustifs, bibliographie sélective, autant de documents précieux dont nul amateur et, a fortiori, nul chercheur ne saurait désormais se passer.

L’existence de Bud Powell n’a rien à envier, pour ce qui est des péripéties et de la singularité, à celle du guitariste. Si l’on ajoute qu’il fut l’un des acteurs les plus en vue de ce courant, révolutionnaire à son époque, que fut le bebop et auquel se frotta Django vers la fin de sa carrière, on conviendra que leur rapprochement ici n’a rien d’incongru.

D’autant que la biographie que lui consacre Jean-Baptiste Fichet sous le titre La Beauté Bud Powell (2) est la seule existant à ce jour, si l’on s’en tient aux ouvrages en français et si l’on excepte La Danse des infidèles (1986) de Francis Paudras. Lequel noua des liens étroits d’amitié avec le musicien lors du séjour parisien de celui-ci et devint pour lui une manière de mentor, ou d’ange tutélaire. Bertrand Tavernier s’inspira de ce récit en 1986 pour son film Autour de minuit dans lequel le saxophoniste Dexter Gordon joue le rôle, transposé, du pianiste. Disons tout de suite que, hormis les épisodes, souvent tragiques, évoqués par Jean-Baptiste Fichet, son essai n’a rien de commun, et pour cause, avec le livre de Paudras, pour la bonne et simple raison que ce dernier était un contemporain de Bud Powell quand l’autre, âgé de trente-cinq ans, clame, d’un bout à l’autre de son premier livre, son admiration pour un artiste qu’il ne connaît qu’indirectement, par sa musique et ses lectures.

Rien de classique dans cet essai. De construit. De convenu. Non un récit chronologique, mais des impressions, des analyses. Des anecdotes. Des commentaires sur l’homme et sur l’œuvre que l’on dirait surgis sous la plume, au hasard. Des citations, en exergue, d’écrivains qui sentent plus ou moins le fagot (Céline, celui de Mea Culpa, Paul Morand, Barbey d’Aurevilly), mais aussi Saint-Jean, Grégoire de Nysse, auteur d’une Vie de Moïse, et des musiciens de jazz. Des rapprochements avec d’autres artistes « maudits », Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Tant il est vrai, assure l’auteur, que « les destins d’écorchés plaisent ».

En filigrane, un réjouissant non-conformisme. Il transparaît dans les sarcasmes contre l’époque actuelle, ses poncifs, ses frilosités, le situe à contre-courant des modes et des idées convenues, le fait s’insurger contre les théoriciens pontifiants. Voilà qui sonne vrai. Comme sa passion dévorante, absolue, pour un musicien qu’il admire sans la moindre réserve. Il en dessine, par des approches successives, à petites touches, un portrait kaléidoscopique. Attachant. Poignant même, par instants. Ses réflexions l’entraînent en des domaines qui transcendent son sujet, jusqu’à des considérations de haute philosophie.

C’est dire que le ton de cette célébration tranche sur la production courante. On la déguste avec bonheur, on aspire à écouter une fois encore ces chefs-d’œuvre intemporels de piano que sont Un Poco Loco, Hallucinations ou Bouncing with Bud. Car « Bud Powell n’est rien hors la musique. (…) C’est parce que Bud Powell et sa musique sont si éloignés de nous qu’ils nous sauvent – contrairement à tout ce qu’une époque prétendument éprise d’altérité fabrique à notre ressemblance, pour nous maintenir dans la mort. »

Jacques Aboucaya

1 – Django Reinhardt, le Génie vagabond, de Noël Balen, réédition, Le Rocher, 2015, 292 p., 19,90 €.

2 – La Beauté Bud Powell, de Jean-Baptiste Fichet, Bartillat, janvier 2017, 204 p., 17 €.

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