Prokofiev plonge dans "La gueule du Loup"

Par une série de scènes théâtrales qui permettent de poser les dialogues entre Serge Prokofiev et quelques témoins de son étonnant parcours à rebours du sens de l’Histoire, Olivier Bellamy nous dépeint un génie occupé uniquement de son œuvre, le cœur sec aux choses de l’humain, et qui rentre dans la Russie de Staline pour, le croit-il, avoir tous les moyens d’y développer son immense talent. Les avertissements de Francis Poulenc n’y feront rien, ni les craintes de son épouse qui le suivra aveuglée par l’amour et l’admiration : Prokofiev se sent supérieur et refuse qu’on mette l’Art ailleurs qu’au-dessus de toute chose. Aveuglé par la flagornerie la plus vile il pense que ses œuvres éternelles résonneront à partir du Bolchoï sur le monde entier, mais sitôt arrivé le faste de la vie parisienne est vite oublié et le gris domine, aussi bien dans la ville que dans les commentaires de son censeur le très rigoureusement stalinien Directeur de l’Union des Compositeurs, qui juge sa musique trop complexe et pas assez mélodieuse pour les camarades travailleurs.

 

C’est un chemin de déchéance, physique (lui l’élégant traîne torse nu) et financier (l’enrichissement personnel est proscrit, tout part et revient au Parti), mais où Prokofiev conserve sa roideur aussi bien avec ses amis comme Richter ou Chostakovitch qu’avec ses propres enfants ou son épouse, qui finira dans un camp comme espionne…

 

"Ah, ils t’ont bien eu ! Et tu les as crus. Mon Dieu, faut-il être naïf ! Tu n’as plus le droit de quitter le pays. Fini les tournées internationales. A la niche ! ET j’ai été assez bête pour te suivre. Le grand Prokofiev qui vient se jeter dans la gueule du loup. Le grand Prokofiev qui s’est cru plus grand que Staline. Obligé de montrer ses partitions comme un écolier indiscipliné à des crétins qui ont peur de leur ombre. […] Personne n’est là pour rigoler ! On est là pour faire dans son froc et pour lécher des culs !"

 

Malgré quelques anachronismes (1) et un style parfois – surtout au début – un peu froid, Dans la Gueule du Loup nous montre un Prokofiev intime aux prises avec un système qui l’écrase et dans lequel il est venu lui-même se jeter. La face cachée, la partie à tout autre que lui incompréhensible dans la vie d’un grand homme qui ne voit que son art et ignore les contraintes politiques dans une période qui voit s’opposer deux camps. Les Soviets veulent le récupérer, l’enfermer pour qu’il ne puisse plus faire ses tournées en Occident et ne servir par son génie que le communisme, auquel il devra en plus reconnaître qu’il doit tout. Olivier Bellamy, en partant de l’expérience malheureuse de Prokofiev qui meurt juste après avoir entendu l’annonce de la mort de Staline en criant un "Enfin ! le loup vient de crever", parle de l’art comme d’un absolu dans lequel il faut se brûler tout entier si l’on veut atteindre à une vérité. Mais à quel prix !

 

 

Loïc Di Stefano

 

Olivier Bellamy, Dans la gueule du loup, Buchet Chastel, août 2013, 192 pages, 15 eur

 

(1) Andreï Jdanov, le puissant commissaire politique, troisième personnage de l’état soviétique, admoneste Prokofiev et Chostakovitch en leur promettant "d’aller construire des igloos dans l’Archipel du Goulag". Nous sommes en 1948 et l’expression "archipel du Goulag" sera forgée par Alexandre Soljenitsyne pour son roman éponyme publié en 1973 pour critiquer la multiplication des camps… Il eut été plus sage de parler des Îles Solovetski… 

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