Trois siècles de polémiques littéraires en France

Le pamphlet s’est imposé comme un véritable genre littéraire. Et la littérature française ne serait pas ce qu’elle est si ses plus grands écrivains n’avaient eu le courage – ou la folie – de fulminer contre leur époque. La dispute est un art. Démonstration.

 


Depuis la nuit des temps, l’homme a développé la faculté de se disputer et il est à gager que la maîtrise du langage doublement articulé ne fit qu’exacerber cette pulsion primale. Qu’il s’agisse de revendiquer une portion de nourriture, un lopin de terre arable, la jouissance d’un partenaire sexuel ou la possession d’un objet, c’est en général par le verbe que passe la transaction, avant de céder – parfois sans transition – le terrain aux coups…

Mais l’homo sapiens ne chicane pas que pour des biens matériels ; il aime tout autant à arguer, à débattre, à invectiver à propos du monde des idées. Les Grecs et les Romains comptèrent ainsi de nombreux tribuns dont s’inspirèrent les générations successives de rhétoriqueurs. Et combien d’entre nous ont sué sur la traduction de telle formule assassine du terrible Caton l’Ancien (surtout retenu pour sa vibrante incitation à la destruction de Carthage) ou de telle envolée cicéronienne ?

 

Les mots « polémique » et « dispute » nous ont d’ailleurs été légués par les langues que maniaient avec brio ces orateurs. Le premier vient du grec polémikos, signifiant « relatif à la guerre », et s’est introduit dans le lexique à la fin du XVIe siècle. Le second trouve son étymon dans la disputatio latine, un moment fébrilement attendu des discussions universitaires médiévales où le maître s’engageait à répondre à n’importe quelle personne de l’assemblée. Il s’y parlait alors de « ce qui plaît » – soit en latin de quodlibet, où on discerne le « quolibet », aujourd’hui réduit à un sens uniquement péjoratif.

 

Et dans l’Hexagone ? En mai 1868, Henri Rochefort inaugurait son pamphlet périodique La Lanterne sur un aphorisme qui fera florès : « La France contient, dit L’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. » C’est dire si, depuis longtemps déjà, ce pays était propice à voir éclore nombre d’échanges houleux, voire virulents.

 

Si l’on s’en tient à l’histoire littéraire française, on voit qu’elle est émaillée de différends, d’abord entre clercs ou entre gens de lettres, puis entre intellectuels, enfin entre écrivains médiatiques et « peoplisés ». On pourrait sans peine noircir des milliers de pages rien qu’avec ce sujet foisonnant qui a partie liée avec la satire, la caricature, le pamphlet et tous les genres atrabilaires connexes. Mais peut-être n’est-il pas inintéressant de revenir sur quelques épisodes saillants, et tous symptomatiques, d’une propension marquée chez les écrivains français à l’ars disputandi

Un match en huit rounds, pas forcément à la loyale, mais d’où coulera un beau sang d’encre vermeil.

 

Round 1 : Querelle, ô ma querelle…

 

Grande effervescence en pleine séance de l’Académie française ce 27 janvier 1687, date à laquelle les Immortels se réunissent pour célébrer la guérison du Roi-Soleil atteint, malgré sa magnificence, d’une vilaine fistule… L’Abbé de Lavau provoque un tollé en lisant le poème Le Siècle de Louis le Grand, signé Charles Perrault. Le conteur y loue les contemporains au détriment des Homère, Ménandre, Platon et autres antiques, envers qui il a l’impudence de se montrer irrévérencieux.

Boileau écume sur son siège. En entendant les vers où Molière, sanctifié, se voit rangé parmi « les cent autres délices de leur temps », l’auteur de L’Art poétique se lève et affirme que tout cela est une honte insupportable : huée de soutien de ceux que l’on baptisera désormais les « Anciens » contre les « Modernes », qui eux applaudissent à tout rompre une fois la déclamation du texte terminée. Boileau se retire, furieux, laissant en plan ses amis, dont Racine, La Fontaine et La Bruyère. En face de ces poids lourds : Perrault donc, Thomas Corneille, Saint-Évremond et Fontenelle.

La scène, pour anecdotique qu’elle paraisse, révèle cependant l’antagonisme, jusqu’alors latent, de deux tendances profondément ancrées chez les esprits de l’époque : d’un côté, ceux qui refusent le « progrès » et identifient dans le classicisme un indépassable référent en matière artistique, y puisent leur inspiration et en prônent l’imitation ; de l’autre, les tenants de l’innovation et de l’imagination, envisageant l’art comme perfectible, et soucieux de dépoussiérer les canevas thématiques et formels dominants.

 

Cette polémique draine plusieurs réflexions convergentes sur l’influence de l’Antiquité (comme la pertinence d’écrire les inscriptions officielles en latin, abandonné au profit du français vers la fin des années 1670). Elle connaîtra un dénouement heureux – car le plus beau dans une dispute, n’est-ce pas la réconciliation ? – quand, le 30 août 1694, Perrault et Boileau s’embrassèrent virilement grâce à la diplomatique entremise du « Grand Arnauld ». Ce que l’on appela en 1714 la « Querelle d’Homère », autour d’une traduction très discutée de L’Iliade, est une sorte de résurrection de la controverse, alors que les protagonistes initialement en présence avaient depuis belle lurette rendu l’âme.

La Querelle des Anciens et des Modernes eut des répercussions dans l’espace européen, en Angleterre et en Allemagne principalement, mais surtout dans le temps, puisque l’on y voit une préfiguration des échanges entre philosophes des Lumières et le triomphe de l’idéologie du Progrès.

 

Round 2 : C’est la faute à…

 

« La nature les avait faits incompatibles, la société fit plus. Incompatibles, ils l’étaient, dès leur naissance, d’humeur, de goût, d’esprit ; la vie, l’opinion publique divisée, de graves torts réciproques, la conscience exagérée de leur force, enfin, il faut bien le dire, la passion de la souveraineté sans partage, tout cela vint achever l’œuvre de la nature et les rendre irréconciliables. » Ainsi s’exprimait le sensualiste Elme-Marie Caro dans son essai La Fin du XVIIIe siècle (1880) à propos des auteurs du Dictionnaire philosophique et du Contrat social.

 

Ce sera longtemps la « drôle de guerre » entre Voltaire et Rousseau, qui s’observent avec méfiance mais pas encore haine, jaugent leurs valeurs propres, se respectent chacun à sa façon. La jalousie envenimera cette non-relation dans le chef du Genevois quand il constatera le suffrage que Voltaire rafle sur son fief même ! En matière de séduction, le déiste à l’esprit vif terrasse le moraliste rigoureux, à qui il fait remarquer, au sujet de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. »



Mais le 1er novembre 1755, la capitale du Portugal vient à trembler, 50 000 victimes, raz-de-marée, désolation ; « Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris. » Rousseau se voit transmettre (vraisemblablement par un certain Pasteur Roustan, désireux de jeter de l’huile sur le feu entre les deux éminences) le poème composé pour l’occasion par Voltaire, où ce dernier se rit de l’optimisme leibnizien. Convaincu que « Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable », Rousseau prend la plume pour une Lettre sur la Providence qui laissera son destinataire sans voix. Ce texte, d’un style dénué d’agressivité gratuite mais empreint de fermeté, est une puissante défense de « cet optimisme que vous trouvez si cruel, [et qui] me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. [Votre poème] aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j’éprouve, clamez la perplexité qui m’agite, et dites-moi qui s’abuse du sentiment ou de la raison. »

 

Cet échange de vue ne peut être à proprement parler qualifié de polémique ; il sera toutefois à l’origine de la continuelle discorde qu’entretiendront les deux hommes des années durant. Chacun des adversaires affûtera ses armes de prédilection : là où Voltaire pratique l’ironie mordante, la saillie ravageuse, le trait railleur, Rousseau préfère l’argumentation froide et les effets de rhétorique dépassionnés, proches de Pascal.

Ces deux-là ne se retrouveront jamais, même si Caro rapporte cette étrange scène, ayant lieu à l’époque où Rousseau est contraint de s’exiler : « Un témoin digne de foi, M. de Végobre, déjeunait à Ferney lorsqu’on apporta les papiers publics de Paris qui racontaient et l’arrêt du parlement et le décret de prise de corps, et la fuite de Jean-Jacques. Voltaire n’y tint plus, il se mit à fondre en larmes, et de ce ton de voix moitié solennel, moitié sépulcral, qui lui était propre, il s’écria à diverses reprises : “Qu’il vienne ! qu’il vienne ! Je le recevrai à bras ouverts : il sera ici plus maître que moi, je le traiterai comme mon propre fils !” »

 

Round 3 : 1830, année romantique

 

Comme l’écrivait Felman Shoshana en 1979 dans une excellente approche du discours polémique, « notre perception des grands blocs de l’histoire littéraire (classicisme, romantisme, réalisme, symbolisme, surréalisme…) bien que différente de la perception des contemporains, est tout entière tributaire des polémiques de l’époque et des étiquettes qu’elles ont produites ».

 

En 1830 s’avance « l’armée romantique »« tout le monde était jeune. Les soldats pour la plupart n’avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. C’était l’âge de Bonaparte et de Victor Hugo à cette date. » Théophile Gautier avait vu juste dans le bouleversement qu’allait entraîner ce groupement de turbulents et d’échevelés.

Déterminer le point de cristallisation d’un courant, d’un mouvement, d’une opinion est un exercice malaisé ; on peut néanmoins faire remonter à la « Bataille d’Hernani » l’éclosion d’une certaine modernité théâtrale et, plus encore, esthétique.

 

La tradition du chahut dans les salles de spectacle parisiennes était bien antérieure et vivace, l’une de ses premières victimes étant Marie-Joseph Chénier qui, avec Charles IX ou la Saint-Barthélemy, déchira les révolutionnaires et contre-révolutionnaires en 1789. Quarante ans après, Hugo endura des démêlés avec la censure pour Marion De Lorme. Cette pièce était en réalité la première à correspondre aux canons de création novateurs édictés par Hugo dans sa fameuse préface à Cromwell, où il se prononçait pour une dramaturgie versifiée certes, mais libérée du carcan de l’alexandrin (à la faveur d’un vers assoupli, avec enjambements et césures mobiles). Il y ajoutait également un élément particulièrement déroutant pour l’époque, le mélange du sublime et du grotesque, ce qui rompait la cloison étanche séparant tragédie et comédie. Considérée comme une « Loi du Sinaï » par la génération montante, la préface de Cromwell contenait un germe explosible qui allait causer des dégâts le 25 février 1830.

 

Cet après-midi-là, à l’occasion de la « première », la claque recrutée par Hugo pour soutenir la représentation se met vaille que vaille en place. Gautier arbore le gilet rouge auquel il est désormais associé plus fidèlement qu’au Capitaine Fracasse dans la mémoire collective. Depuis le balcon, les employés du Théâtre-Français font pleuvoir des détritus sur les romantiques ; il se raconte que Balzac aurait reçu un trognon de chou dans la figure… Le spectacle est déjà dans la salle et pourtant il reste plusieurs heures avant que les acteurs ne montent sur les planches. Les toilettes ayant été fermées, d’aucuns se soulagent dans les loges des étages. Au tomber de rideau, la cabale, composée de réactionnaires et de libéraux, n’aura que peu voix au chapitre, car les acclamations se déchaînent, Hernani fait un tabac.

Ce n’est qu’à partir de la quatrième représentation que le combat s’engage entre les deux camps. La proportion des spectateurs hostiles va croissant, on se gausse de certains vers maladroitement récités ou de scènes incongrues, les sifflets fusent. Le 10 mars, des bagarres éclatent, les forces de l’ordre interviennent. Des parodies et des libelles circulent ; un jeune homme, fervent hugolâtre, perd la vie dans un duel. Cette pièce qui agita Paris pendant pas moins de quatre mois allait-elle finir par déclencher une guerre fratricide ? Plusieurs historiens y entrevoient la répétition générale de la révolution de Juillet.

 

La polémique accédait pour la première fois, grâce aux récits épiques qu’en firent entre autres Dumas et Gautier, au statut de mythe culturel national.

 

Round 4 : À cinq contre un

 

« Zola ardent dreyfusard », c’est entendu, et son courageux engagement a été étudié en long et en large, à travers un foisonnement d’articles, d’essais et de thèses… On se souvient moins qu’avant de devenir le défenseur du capitaine dégradé et de provoquer un séisme journalistique avec son J’accuse… ! en une de L’Aurore le 15 janvier 1898, l’écrivain fut lui-même la cible de nombreuses attaques. Les sujets assez sensibles qu’il abordait doublés de l’inacceptable crudité verbale de son style firent de lui la bête noire de maints contemporains. Considéré comme le maître du naturalisme, Zola fut le chef de file d’une école qui eut aussi ses dissidents.

 

C’est ainsi que le 18 août 1887, suite à la sortie de La Terre, quinzième volume des Rougon-Macquart, cinq écrivains publient dans Le Figaro leur Manifeste des Cinq. Les signataires les plus connus en sont Paul Bonnetain, J.-H. Rosny et Lucien Descaves. Les deux derniers n’ont guère franchi le cap de la postérité : il s’agit de Paul Margueritte (écrivain qui mettra sa plume au service du féminisme) et de Gustave Guiches (l’auteur de Céleste Prudhomat en 1886 et, deux ans plus tard, d’un opus au titre fort alléchant : La Pudeur de Sodome).

Que dit-il, ce texte dans lequel se profile un pamphlet anti-Zola ? Les jeunes gens s’y font les porte-parole d’une génération déçue par le géant que fut Zola avant L’Assommoir. Ce volume marque selon eux une rupture dans le cours d’une œuvre qui s’annonçait pourtant immense et que son démiurge dévalorisa irrémédiablement en se fourvoyant dans l’ordure et la vulgarité. Le manifeste dénonce la « trahison » de Zola, identifié indûment à l’unanimité comme le père d’une entreprise dont il a dévoyé le sens originel : « Est-ce notre faute si la formule célèbre : "Un coin de nature vu à travers un tempérament”, se transforme à l’égard de Zola, en un “coin de nature vu à travers un sensorium morbide” ? »

 

La Terre apparaît aux Cinq comme un sommet d’ignominie, ou plutôt comme un fond de cloaque, dans le cycle des Rougon-Macquart : « Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l’immondice. »

Hérétiques en diable par rapport au culte voué à Zola, les Cinq s’en distancient, avec un panache mordant mais non sans avouer leur désillusion : « Eh bien ! cela termine l’aventure. Nous répudions énergiquement cette imposture de la littérature véridique, cet effort vers la gauloiserie mixte d’un cerveau en mal de succès. Nous répudions ces bonshommes de rhétorique zoliste, ces silhouettes énormes, surhumaines et biscornues, dénuées de complication, jetées brutalement, en masses lourdes, dans des milieux aperçus au hasard des portières d’express. De cette dernière œuvre du grand cerveau qui lança L’Assommoir sur le monde, de cette Terre bâtarde, nous nous éloignons résolument, mais non sans tristesse. Il nous poigne de repousser l’homme que nous avons trop fervemment aimé. »

 

Le brûlot mit Edmond de Goncourt dans l’embarras, car quatre des cinq conjurés étaient des membres assidus de son « grenier » littéraire. Zola avancera d’ailleurs, dans une insinuation vipérine sifflée lors d’une interview, que, ne connaissant personnellement aucun des auteurs, il supposait que l’initiative en revenait en fait à Edmond – ce qui était faux. « Ah, le vilain Italianasse ! » écrira celui-ci dans son Journal. Il ne répondra pas publiquement et l’affaire émouvra encore quelque temps le landernau de la presse avant de s’éteindre.

Au contraire de l’auteur de Charlot s’amuse et des Sous-offs, Zola est entré dans la Bibliothèque de la Pléiade.

 

Round 5 : Écrire à tout prix

 

Le paradigme par excellence censé illustrer au XXe siècle les polémiques liées à l’attribution d’un prix littéraire demeure le Goncourt manqué par Céline, en décembre 1932. Ce ratage a été relaté par tous les biographes de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Faut-il en rappeler les étapes ? Le report de la récompense sur un roman qui allait tôt sombrer dans l’oubli (Les Loups de Guy Mazeline) ; la déception de Céline, qui s’était mis à y croire malgré son pessimisme foncier, et celle plus terrible encore de son éditeur Robert Denoël, qui tenait toutes prêtes et imprimées des bandes clamant la bonne nouvelle ; enfin, la consolation alternative du Renaudot.

 

Les âpres débats qui s’ensuivirent sont moins connus, car ils tiennent à deux auteurs qui ne sont plus guère lus de nos jours et que nous avons déjà rencontrés supra. Descaves accusa en effet Rosny de défection de dernière minute et il conclut, bouillonnant : « Je ne puis admettre que l’on revienne sur un engagement… Je ne remettrai plus les pieds dans une académie qui est une foire, et où, à quelques exceptions près, tout est à vendre. » L’affaire prit une tournure juridique complexe, impliquant notamment Jean Galtier-Boissière, qui avait eu de lourds sous-entendus quant à la corruption lors des votes du jury… Le directeur du Crapouillot fit amende honorable, adressa ses excuses à Rosny, et ne fut pas condamné. Ironie du sort et des lois : c’est le président du Goncourt qui, en tant que partie civile, dut endosser à sa charge les frais du procès !

 

L’idée que les jurys ne sont que magouille et compagnie ressort régulièrement, à la faveur de retentissants coups d’éclat, comme la fondation d’un « anti-Goncourt » par Jean-Edern Hallier en 1975. Le trublion hypermédiatisé et son comparse Jack Thieuloy assortirent leur initiative d’actions d’un goût saumâtre, aux allures potaches, comme d’aller asperger de ketchup Michel Tournier. De tels actes préfigurent les entartages du gloupier belge et de ses émules ; la polémique verse alors dans le spectaculaire pur et simple, pour devenir un avatar de la mascarade générale. Plus question de style, de traits d’esprit féroces, de discours bruts ni d’intelligence, mais la rage d’apparaître, l’envie de s’enivrer de gloriole. Passons.



Une décision qui sème la stupeur est celle du refus des prix. Cette attitude suscite en général des réactions outrées et une incompréhension ahurie, proche sans doute de celle qui envahit les téléspectateurs le jour où Gainsbarre crama en direct un billet de 500 francs. Au XXe siècle, deux figures majeures s’autorisèrent ce suprême culot : Julien Gracq, proclamé prix Goncourt en 1951, par dégoût du système de la critique qui, comme il l’exposait dans La Littérature à l’estomac, ramène la littérature à une compétition voisine du turf ; plus énorme encore, Jean-Paul Sartre qui écarte le Nobel en 1964. André Maurois commentera perfidement que, si le philosophe avait décliné cette distinction, c’est qu’il se savait incapable de porter un habit ! Sartre s’est quant à lui justifié, tant sur le plan personnel qu’objectif, de son geste dans une lettre sans ambages au Secrétaire du Comité : « Ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre prix Nobel. […] L’écrivain doit donc refuser de se laisser transformer en institution même si cela a lieu sous les formes les plus honorables comme c’est le cas. » Le Prix Nobel de cette année-là ne revint à personne.

 

Round 6 : Justice vs pardon

 

Septembre 1944. Le vent a définitivement tourné et on sent, à Vichy, l’inéluctable fin de règne. Un Comité National des Écrivains s’est créé afin de rendre publics les noms des « collaborateurs de plume » et de statuer sur le sort des journalistes ou hommes de lettres qui se seraient compromis avec l’occupant. Deux intellectuels de haut vol, n’appartenant ni à la même génération ni à la même classe sociale ni au même cheminement philosophique, vont engager, par tribunes interposées, une controverse sur cette question brûlante.

 

À gauche, Albert Camus, 31 ans, pied-noir issu du peuple, républicain et athée, rédacteur en chef du journal Combat ; à droite, François Mauriac, 59 ans, bourgeois bordelais, écrivain catholique à l’œuvre considérable, chroniqueur au Figaro et figurant parmi les premiers au catalogue des Éditions de Minuit clandestines.

 

Si tous deux se prononcent pour des jugements impartiaux et fondés en droit, ils divergent sur le crédit à accorder aux nouvelles instances répressives ainsi que sur le traitement des coupables. Camus, se référant au principe de responsabilité des individus face à leurs choix historiques, penche pour de nécessaires sanctions, rapides (pas « expéditives ») et exemplaires, afin de donner à la Résistance sa légitimité et sa pleine portée révolutionnaire. « Un pays qui manque son épuration se prépare à manquer sa rénovation », ira-t-il jusqu’à écrire. Mauriac estime hasardeux, voire arbitraires, les verdicts des cours de l’épuration : « Nous aspirons mieux qu’à un chassé-croisé de bourreaux et de victimes. Il ne faut à aucun prix que la quatrième République chausse les bottes de la Gestapo. » L’homme qui profère ces paroles redoute les tribunaux populaires et les règlements de compte. Il préfère invoquer le pardon bien que – et on l’oublie trop souvent – il ait martelé dans Le Figaro du 12 décembre 1944 : « Les Français qui ont livré à l’ennemi d’autres Français doivent être passés par les armes. […] Ceux qui l’ont servi et qui se sont enrichis à son service doivent être châtiés après avoir rendu gorge. » Si sa condamnation de la « collaboration de fait », politique ou économique, est sans appel, il estime qu’il n’en va pas de la sorte pour ses confrères en écriture. Apportant son témoignage à de nombreux procès auxquels il assiste (d’où son surnom de « Saint-François des Assises » décerné par le Canard enchaîné), il se démènera afin que des Béraud ou des Brasillach ne soient pas condamnés au poteau.

 

Camus asticotera Mauriac sur la valeur de la charité : « On dirait vraiment, à entendre M. Mauriac, qu’il nous faille absolument choisir, dans ces affaires quotidiennes, entre l’amour du Christ et la haine des hommes », assène-t-il le 11 janvier 1945. Le philosophe existentialiste reviendra cependant sur ses principes rigides car il se rendra à l’évidence que le gaullisme comme le communisme tentaient de confisquer à leur profit les bénéfices de l’épuration. Il se laissera convaincre de signer le vain appel à la clémence envers Brasillach adressé à de Gaulle. Il s’étonnera également de la disproportion des peines par rapport aux faits reprochés (quelques articles se payaient de mois, quand ce n’est d’années de réclusion). De révolutionnaire, il se fait réformiste et renoue un dialogue plus serein avec Mauriac et les chrétiens. Il se raconte qu’en 1948, lors d’une conférence devant un aréopage de Dominicains, il aurait admis que son adversaire avait raison…

 

Round 7 : À l’abri des paravents

 

Au cours d’une interview accordée en 1982, Bertrand Poirot-Delpech posa à Jean Genet la question suivante : « Est-ce qu’il y a un bonheur d’écrire ? Avez-vous éprouvé une profonde jubilation en écrivant ? » Il répondit que oui, une seule fois, pour Les Paravents. Et il ajouta : « Le reste m’a beaucoup ennuyé, mais il fallait l’écrire pour sortir de prison. »

Qu’éprouva-t-il par contre face aux remous que suscita cette pièce quand elle fut montée à l’Odéon, le 16 avril 1966 ? Sans doute ce chaos procura-t-il à l’éternel enfant terrible des lettres françaises un doux frisson, équivalent à celui que dut ressentir Hugo en 1830.

 

Il faut dire que le scandale est au rendez-vous dès les premières minutes de cette œuvre baroque (cent-dix personnages !), avec un tableau où, dans le djebel, des soldats français entourant un des leurs à l’agonie décident… de lancer des flatulences à hauteur de son visage, afin que le bon air du pays natal l’accompagne vers l’au-delà !

Le tapage et la baston contre cette infamie sont menés par les membres de la formation d’extrême droite Occident, peu nombreux mais très actifs dans un contexte politique où la Guerre d’Algérie et les Accords d’Évian étaient dans toutes les mémoires.

 

La campagne est attisée par Roger Holeindre – qui désire partir en croisade contre cette création attentatoire à l’armée, commise de surcroît par un ancien déserteur – et soutenue par des organes de presse tels que Rivarol. L’indignation des nationaux culmine quand on apprend que la pièce est subventionnée par les deniers publics du Ministère des Affaires culturelles, confié à Malraux. Le 2 mai à 23 heures, un véritable commando investit le théâtre, déclenchant des échauffourées. Chaque soir, la tension augmente et les forces de droite radicale, conservatrice ou révolutionnaire, se fédèrent : adhérents d’Europe-Action, étudiants nationalistes, monarchistes, partisans du Vietnam du Sud, militants que l’on retrouvera plus tard dans les rangs du FN naissant comme François Duprat – tous défilent derrière des banderoles frappées de l’emblème de la croix celtique. De la farine, des pétards, des œufs pourris, des boulons, des sièges arrachés, des rats crevés seront jetés quotidiennement sur scène, jusqu’à ce qu’enfin la pièce soit déprogrammée.

 

Jean Genet demeura assez ambigu quant au message réel de cette œuvre tout en démesure et outrance, tantôt admettant tantôt réfutant qu’elle portât sur la problématique franco-algérienne. Le grotesque tragique dont il aura usé et abusé dans Les Paravents a en tout cas contribué à hisser sa portée polémique intrinsèque à une dimension universelle : celle de la réflexion sur l’horreur absolue que représente la guerre.

 

Round 8 : La polémique est-elle KO ?

 

Et depuis l’avènement de l’ère de la « com’ », où en est la polémique ? Fondue dans le tout-au-blabla ? Banalisée en clavardage ? Désamorcée avant d’avoir pu faire pschit ? Avortée à grands coups d’arsenal législatif ? Aussi vite apportée qu’emportée par le flux incessant de l’information en continu ?

Oui, c’est un peu tout cela à la fois, même si, maintenant que la littérature fonctionne en « réseaux » plutôt qu’en « champs », il en reste toujours plus que quelque chose, et que, alors qu’avant vous étiez grillé par vos pairs, aujourd’hui une polémique mal « gérée » peut vous emmener droit au purgatoire, mieux encore, vous mettre à genoux, socialement et financièrement parlant, pour une longue période. La botte imparable est d’assimiler son adversaire à un ennemi résolu de la Démocratie, à l’avatariser en facho, en extrémiste, en pervers polymorphe, etc. pour, d’une pichenette, le faire verser dans le camp du mal. Voir le récent débat Onfray-Roudinesco autour de Freud, où le philosophe à l’origine des universités populaires se voit classé parmi les pires réacs pour avoir, entre autres hérésies, osé mentionner dans sa démonstration le psychanalyste Debray-Ritzen.

 

Un ultime exemple, tout chaud. On apprenait, fin mai 2010, que l’écrivain et critique Sébastien Lapaque avait été filmé, dans le wagon-restaurant du TGV qui le ramenait du festival « Étonnants Voyageurs » de Saint-Malo, éméché et lisant sur l’air de « Entre ici, Jean Moulin… » un tract pamphlétaire portant sur l’organisateur de cette manifestation, Michel Le Bris. Les images durent une minute chrono. On y découvre un monsieur rondouillard, entouré de gens « nous-ne-sommes-pas-du-même-monde » avec des bouches de nantis comme seul savait en dessiner Boucq dans les années 1980, et tentant en effet d’éructer un passage dont il n’y a strictement rien à comprendre tant il est décontextualisé.

Mais l’essentiel de la polémique vient après, en « off » comme on dit de nos jours. S’apercevant que son image était captée sans son autorisation par le photographe d’origine iranienne Reza, et ayant vaguement entendu que ce dernier (ou l’un de ses proches) assimilait sa philippique à du pétainisme, Lapaque aurait sans transition commencé à parodier non plus Malraux mais Gabin dans La Traversée de Paris. Reza, qui a eu – hélas ? tant mieux ? – la présence d’esprit d’escamoter son portable, aurait essuyé un tombereau de propos à relents racistes, d’insultes ad hominem et de menaces physiques. De retour chez lui, ni une ni deux, l’agoni met en ligne la séquence, assortie d’une retranscription intégrale du discours qui lui aurait été tenu. Ça forumise pendant quelques jours, « Lapaque a parlé de pureté », « Naaan, même pas vrai, j’étais là, j’ai tout entendu », etc. Après Vipère au poing, Portable à la pogne

 

Voilà qui résume à merveille le propre des polémiques contemporaines : d’un niveau à peine digne d’une séquence de « Vidéo Gag », elles sont pourtant recyclables en leçons d’humanitarisme juridicisé. Une fois qu’elles éclatent, ou plutôt qu’elles buzzent, tout est foutu. L’argumentaire huilé se met en branle et n’attend plus que la surenchère pour s’autojustifier. Même Vergès ne peut rien pour vous. Ces chamailleries de petits cénacles sont si futiles et prétentieuses à la fois qu’on serait en peine d’y choisir un camp ; elles sont si peu passionnantes que l’on s’empresse de les oublier.

 

C’était pas mal, en fait, avant : on n’était pas obligés de s’aimer, mais il y avait au moins l’estime, ce qui amenait même certains rivaux ancestraux à l’accolade quand le grain s’éloignait à l’horizon. Alors, Messieurs, si on remontait en selle pour prendre un peu d’altitude ? La polémique, le grec nous l’a appris, c’est la guerre, avec ses codes, ses assauts et parfois ses élégances. Rien à voir avec une cour de récré.

 

Par Frédéric Saenen

Dessins © Miège

 

Frédéric Saenen, Dictionnaire du pamphlet, Éditions Infolio, 2010, 190 pages, 10 €

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