Léon Werth l'insoumis

Manière d'Albert Londres mâtiné de Léon Bloy, héritier de Jules Vallès, grand lecteur de Blaise Pascal et fin connaisseur de Stéphane Mallarmé, pince-sans-rire facétieux d'une grande rigueur et redoutable aussi bien pour ses ennemis (la sotte piétaille humaine, les bourgeois, les faiseurs) que pour ses proches, Léon Werth est un cavalier qui porta haut les couleurs de l'intelligence et du style tout au long de sa vie. Et c'est cette vie, aussi inconnue que l’œuvre jusqu'à une date récente, que les éditions Viviane Hamy donnent à lire, nous dirions volontiers enfin, pour célébrer le 50e anniversaire de la mort du journaliste, romancier, chroniqueur judiciaire, mémorialiste, critique d'art, voyageur... L'Insoumis : Léon Werth 1878-1955 de Gilles Heuré, soit la biographie par ses œuvres du plus méconnu des gentilhomes qui a traversé le siècle sans écraser personne et devenir une valeur aujourd'hui incontournable.
Il n'est qu'à lire dans cette biographie les cénacles nombreux qui se forment autour de Werth, de Mirbeau qui en fait son continuateur sinon son disciple (parce que Werth termine Dingo, sans plagier mais en donnant à lire du Mirbeau), Marc Bloch et Lucien Febvre, deux des grands historiens du XXe siècle, fondateurs de l'École des Annales et réformateurs de la lecture historique, Marguerite Audoux et sa Marie-Claire, Charles Louis Philippe, Antoine de Saint-Exupéry, enfin, l'ami de cœur, le parfait camarade.
Gilles Heuré, parce qu'il faut bien baliser le sujet, fonctionne par
livre et par époque, avance en territoire werthien à pas de loup, nous
montre le journaliste — car en somme il n'a jamais cessé d'être un
regard aiguisé de journaliste promené sans concession sur les hommes ses
contemporains —, aux prises avec la guerre, la bêtise, les querelles
politiques (contre le colonialisme, antimilitariste) et culturelles,
aussi bien que les arts, la littérature (notamment les débats
idéologiques, contre Barrès, plus tard avec Nizan).
A lire aussi, la
liste de ceux auquel il s'oppose, à commencer par Barrès, prototype du
bourgeois écrivant dont l'œuvre n'est finalement « qu'un aspect de
l'argent », et de Claudel dont l'œuvre « sous la splendeur réelle de la
forme, est plus vide de contenu humain qu'un vaudeville à tiroirs ». La
messe est dite ! Car Werth n'est pas un tendre (1), il est redouté mais
respecté, parce que son épée tombe rarement à côté. Pourtant, la
multiplicité de ses talents et de ses expériences — qui sont toute sa
vie, que sa vie raconte et que ses livres reprennent — en font un
carrefour du temps auxuqles tous les chemins conduisent. Il n'est pas un
témoin secondaire de son siècle, il est un « passant considérable »
« Je louerais moins M. Léon Werth pour son talent, qui est immense, que pour son intelligence. […] Rien de ce qui est humain [ne lui ] est étranger […] »
(Louis Guillou)
Léon Werth est de ces écrivains méconnus du grand public, et inclassables. Dans sa biographie — la première —, Gilles Heuré appréhende la liberté de l’écrivain, sa lucidité, son incroyable « intempestivité ». À la fois plume rebelle, et homme réfractaire à l’armée, à tout fait d’armes, Léon Werth est un insurgé permanent, un antimilitariste convaincu. Un insoumis. Qui a devancé l’appel en 1914, s’est mesuré à la boue et la saleté, l’ignominie des tranchées, ressenti le dégoût que pouvait inspirer à tout homme, l’infernale machine militaire. Qui n'a pas courbé sous le poids de l'oppression allemande ou politique des colonialistes. Qui n'a pas cherché les honneurs, ni de la presse ni des jury, ni même du public. Qui est une conscience en action. Qui est un homme. Léon Werth n’aurait pas dit autre chose que ce cri de Bardamu à Lola dans le Voyage au bout de la nuit : « Oui, [je suis] tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans... Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu'elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-ving-quinze millions et moi tout seul, c'est eux qui ont tort, Lola, et c'est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »
Léon Werth, enfin, malgré la morosité de la fin de sa vie (2), aura été un intransigeant littérateur, un critique acerbe et parfois venimeux, un camarade indispensable, aura traversé deux guerres, plusieurs conflits, aura courru toute sa vie aux fesses de Monsieur Prudhomme pour l'attraper enfin et lui pincer la joue. Léon Werth aura été un homme dans le monde et aura porté, par sa plume, par son œuvre, son témoignage jusqu'à nous. Cette figure multiple, qui dessine pourtant un petit monsieur bien sage, Gilles Heuré à réussi à la capter sans se perdre, en suivant les traces du polygraphe, en remontant un à un les fils des ouvrages, des articles (très nombreux), des amitiés et des combats qui font tout un homme, qui ont faits Léon Werth, l'insoumis.
« Werth est le fruit d'une civilisation, mais il en est aussi le gardien […] L'essentiel de Werth c'est la direction de son effort. C'est la qualité de son regard, de sa préoccupation et de sa recherche. C'est la rectitude de sa démarche. Si sa phrase est solide, c'est qu'elle est un outil. Elle sert. Werth est si dense et sa démarche est si féconde que l'on peut, si l'on a lu Werth, faire de lui, en son absene, un véritable compagnon. Si j'ai écrit une page, et si j'imagine que Werth la discute, je découvre aussitôt, dans ma page, certaines imperfections que je n'y eusse point découvertes. Werth enseigne à vivre. » (Antoine de Saint-Exupéry)
Loïc Di Stefano & Marc Alpozzo
(1) Apprécions ce reproche littéraire à Luc Durtain à propos de son Manuscrit trouvé dans une île (1913) : « On ne s'aide pas de mots difficiles, de mots abstraits quand on est assez fort pour bien tenir son idée. »
(2) « Je suis un raté. Je ne me le dissimule pas. Littérairement, je n'existe pas. »
Gilles Heuré, Léon Werth l'insoumis (1878-1955), Viviane Hamy, janvier 2006, 310 pages, 20 euros
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