Transcriptions des conversations entre Ernesto Sabato et Jorge Luis Borges

Réunis entre le 14 décembre 1974 et le 15 mars 1975 à l'initiative d'Orlando Barone, journaliste et animateur culturel, Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato se retrouvent l'un en face de l'autre après vingt ans d'un silence qui ne se rompt que pour la littérature : la fracture politique entre les deux hommes est trop nette, ce sont deux conceptions du monde qui s'opposent du tout au tout. Les échanges sont encadrés, et les deux hommes s'y livrent totalement, y mettant tout d'eux-mêmes. Mais ces conversations de l'intelligence n'auront pas de suite humaine, le fossé est creusé, malgré les amitiés communes et l'unisson qui ressort à cette lecture pour certains points de littérature. Et si l'actualité politique est exclue expressément des sujets abordés, Sabato n'est pas dupe : « [...] la politique a pour habitude de rentrer par la fenêtre ou de se glisser par-dessous la porte quand on ne s'y attend plus ». La confrontation, de politique, sera culturelle, immense, magistrale et jubilatoire.

« Le combat peut être une fête. »
(Borges)

Transcription littérale de ces entretiens à bâtons rompus qui impressionnent par leur vivacité et leur richesse, il y a de la joute verbale et intellectuelle dans ces rencontres des deux plus grands écrivains argentins, Borges le Sage (qui ne consomme que de l'eau ou du thé) et Sabato l'impétueux (qui fait se suivrent les whiskys) : tout porte à une réconciliation de ces deux monstres sacrés que séparent des divergences politiques qu'ils parviennent, tant bien que mal, à contenir sinon à étouffer, pour se concentrer sur la littérature, essentielle. Mais les piques fusent tout de même et plusieurs fois Sabato sarcastique entraînera son interlocuteur aux limites, mais Borges est un maître dont l'immense culture se pose en rempart contre ces chausse-trappes (1). Sortis des thèmes comme Dieu, Cervantès, le théâtre ou le cinéma, le tango, la traduction, la création, l'adaptation des oeuvres littéraires, la vie, c'est tout ce qui conduit aux passages incessants de la réalité à la littérature, et retour, qui forme un tableau magistral d’intelligence et de passion.

« Parce que la littérature n'est pas moins réelle que ce qu'on appelle la réalité »
(Borges)

Les deux hommes se livrent plus que généreusement au jeu non sans feindre l'agacement et donnent librement leurs points de vue et discordances. Ils ne se font aucun cadeau, s'écoutent avec attention pour rebondir entre admiration mutuelle et amusement. Entre eux, Barone, parfois, relance de nouveaux sujets, mais vite la machine est en place et le journaliste n'est plus qu'un observateur privilégié et admiratif, qui se demandera, au moment de la réédition tardive de cette offrande à la littérature (1996), ce qu'il faisait là. Différents thèmes sont abordés tel Dieu, l'art de traduire, le tango, les rêves, le cinéma, le théâtre. Grâce à cet échange des plus passionnants, le lecteur se fait le témoin privilégié de deux fortes personnalités.

« Je crois que si nous continuons à converser nous allons nous mettre d'accord sur beaucoup de choses. Quel risque nous courons ! (rires) »

(Sabato)

Ce n'est pas de l'un ou de l'autre que les lecteurs habituels de ces écrivains magistraux vont apprendre quelque chose, mais cette joute fait sourdre une magie de l'esprit dont on désespère en vain sous nos latitudes, car jongler sans cesse et sans artifice entre Swift, Rabelais, Goeth, Wilde, Cervantès, et chercher par la confrontation à définir une idée générale du fait littéraire est la preuve d'une noblesse et d'une maturité que n'ont que quelques rares auteurs.

Loïc Di Stefano

(1) Sabato notamment n'hésite pas à classer Borges dans les « écrivains pour écrivains » et Borges de répondre : « Je crois tout de même que lorsqu'une phrase est bien, elle est bonne pour tout le monde. » Dialogue de sourds ? plutôt jeu d'élites à circonvenir la réalité à sa propre mesure, sociale pour l'un, de littérature altière pour l'autre.

Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato, Conversations à Buenos Aires, 10/18 (1re éd. française, le Rocher, 2001), novembre 2004, 182 pages

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