Menace sur la pratique du français, et le combat de Claude Hagège

Savez-vous ce qu'était le « symbole », à la fin du XIXe siècle, et jusqu'aux alentours de la guerre de 14, peut-être même un peu plus tard, dans les écoles de campagne ? C'était un sabot cassé, ou une pierre percée, un anneau de bois, que sais-je encore ? Le principal, c'était la valeur… symbolique du « symbole ». C'était une marque d'infamie : passé dans une ficelle, il était, chaque matin, pendu au cou de l'écolier surpris, par le maître, à employer un mot du patois local (ou du breton, ou de l'occitan : les langues régionales n'y échappaient pas). L'écolier coupable avait un moyen d'échapper à la correction programmée : il suffisait de passer le symbole au cou d’un autre élève, coupable après lui du même délit. À quatre heures et demie, le dernier porteur n'avait plus de moyen d'éviter la sanction : coup de règle sur les doigts, ou retenue avec nettoyage des latrines.     

On comprend que les patois aient vite succombé sous de tels traitements. Et que les langues régionales aient eu bien du mal à y résister.    

La pratique du français est-elle menacée, dans les écoles de demain ou d'après-demain, par le « symbole » ? Sans doute pas. D'autres moyens, apparemment moins brutaux, auront été employés. Claude Hagège rappelle que de nombreuses entreprises françaises, notamment les plus grandes, exigent de leurs collaborateurs l'usage de l'anglais, les recrutent selon leur connaissance de cette langue et rédigent en anglais les comptes rendus des séances de leurs Conseils d'Administration. Jusqu'aux services culturels des Ambassades – françaises, naturellement : on constate parfois, avec stupeur, qu'ils utilisent … l'anglais de préférence au français et à la langue du pays dans leurs relations avec les personnels recrutés sur place.    

Le tableau brossé par Hagège, avec son information et son alacrité habituelles, ne souffre, à mon sens que d'un défaut : il n'est pas encore suffisamment alarmiste. Si lucide à l'ordinaire, Hagège, sans d'ailleurs être tout à fait dupe de ses chiffres, avance pour le français 220 millions de locuteurs, et le place ainsi assez loin devant le portugais, avec ses 184 millions de sujets parlants. Ce n'est qu'apparemment exact : sans même alléguer les … Portugais, les quelque 170 millions de Brésiliens sont, à peu près tous, locuteurs natifs ou quotidiens du portugais, et suffisent à surpasser en nombre les francophones natifs. Car, Hagège le sait bien, compter 100 millions de francophones « essentiellement en Afrique », c'est lourdement excessif.     

Pour la pression interne de l'anglais sur le français, Hagège tient des propos très pertinents sur l'emprunt lexical. Mais il ne signale pas un phénomène qui se glisse sournoisement dans notre langue : l'emprunt syntaxique. Un seul exemple : la place de l'adjectif épithète. On sait qu'en anglais  – comme dans les autres langues germaniques, à commencer par l'allemand – l'épithète est constamment placée avant le nom. Le français, comme les autres langues romanes, peut placer l'épithète avant ou après le nom, et utilise cette possibilité pour marquer des oppositions de sens : un ancien moulin n'est pas un moulin ancien. Du milieu du XIXe siècle jusqu'aux années 1980, la proportion des deux positions est restée à peu près inchangée : on plaçait l'adjectif avant le nom dans le tiers des cas, après le nom dans les deux autres tiers. Cette proportion est, sous nos yeux, depuis une petite trentaine d'années, en train d'évoluer. Prêtez-y attention, dans votre usage propre, ou dans ce que vous entendez et lisez : vous constaterez une tendance forte à privilégier, sur le modèle de l'anglais, la place de l'épithète avant le nom. Dès maintenant on observe l'affaiblissement de la différence de sens entre les deux positions : il arrive souvent qu’elle ne soit plus comprise.    

Est-ce à dire qu'il faut se résigner à voir le français réduit, dans quelques siècles (ou quelques décennies ? car les choses vont vite) au statut de patois réservé à l'usage familial, ou peut-être à quelques fantaisies littéraires religieusement sauvegardées par d'anachroniques sociétés archéologiques ? Que non pas : il faut, chacun selon ses possibilités, réagir. Pour ma part, j'ai pris la décision de refuser de publier en anglais un texte, livre ou article, qui n'ait pas été publié précédemment en français. Je ne refuse naturellement pas la traduction après coup. Mais je n'accepte pas de voir paraître un texte de moi exclusivement en anglais. J'ai été piégé une fois :  j'ai réussi à interdire in extremis la publication.

Position individuelle dépourvue de toute efficacité ? C'est possible. Car le problème de la domination de l'anglais sur le français (et naturellement sur les autres langues, toutes les autres langues) n'est pas seulement, n'est même pas principalement un problème linguistique. C'est la puissance économique des pays anglophones – et évidemment, en tout premier lieu, des États-Unis d'Amérique  – qui entraîne la généralisation de l'usage de l'anglais. Hagège, bien sûr, un peu partout dans son livre, et spécialement dans une « Conclusion » très bien venue, situe le problème dans cette dimension.     

« Le combat pour le français, ainsi que pour les autres langues, est un combat de l'esprit. Ce genre de combat non seulement peut conduire à des victoires ponctuelles, mais encore finit, au long du temps, par avoir raison des forces aveugles ». Tels sont les derniers mots d'Hagège. Je souhaite que l'avenir lui donne raison. Mais j'ai quelques doutes.

Michel Arrivé 

Claude Hagège, Combat pour le Français, Odile Jacob, janvier 2006, 250 pages, 21,90 euros

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