Patrick Grainville. Extrait de Marguerite Duras/L'Esprit des femmes

Certes, ce texte de Patrick Grainville publié voici quelque temps par Dominique Guiou, ancien rédacteur en chef du Figaro Littéraire devenu éditeur numérique, dans sa collection "Duetto" n'est pas un livre appartenant à la "rentrée d'hiver". Cependant, Patrick Grainville obtenant le succès que l'on sait avec son Falaise des Fous (voir l'extrait dans notre Sélection), il nous a paru intéressant de vous révéler, par cet extrait quasi inédit, l'admiration passionnée de Grainville pour Marguerite Duras, sa marraine en littérature. Le 8 mars 2018, Patrick Grainville a été élu à l’Académie française.

EXTRAIT >

Pendant longtemps je n’ai pas aimé les livres de Marguerite Duras. Cela aurait pu durer toute ma vie. Je n’avais lu d’elle que deux ou trois romans. J’aimais l’épopée, la luxuriance, je me méfiais du cœur humain, de l’intériorité, je crois que je la fuyais.

En 1984, comme tout le monde, j’ai lu L’Amant. Cela m’a intrigué, attiré, j’ai aimé. Dans la foulée, j’ai tout lu. Le très beau Barrage contre le Pacifique par quoi il faut commencer. La posture fondamentale de Marguerite Duras, adolescente, au bord du Mékong, l’amour de sa mère pour son aîné violent, voyou, la fascination de Marguerite pour le flambeur et ses amours, mais sa compassion et sa fusion avec le cadet, le faible, la victime promise à la mort. Le combat impossible de la mère contre les inondations. Au fond, le fameux amant chinois a beaucoup moins d’importance. Je découvre Le Vice-Consul. Là, c’est Duras même. La folie du vice-consul de Lahore qui se met à tirer sur les mendiants lépreux.

Pourquoi ? L’acte indicible, l’amour indicible, la peur, le vide, l’alcool, Hiroshima et l’holocauste indicibles, les obsessions de Duras qui ne la lâcheront jamais. Je relis Hiroshima mon amour qu’à vingt ans j’avais lu sans voir, sans comprendre, sans être pris. Et cette fois, je suis pris par Nevers, par ces notes : « Des fous circulent dans les faubourgs. Des bohémiens. Des chiens et l’amour. » Bien plus tard, en 2010, je rencontrai, chez une amie, Emmanuelle Riva, l’héroïne du film de Resnais dont Duras fut la scénariste et la dialoguiste. Je lui demandai : « À l’époque comment était Marguerite ? » Riva me répondit de sa voix admirable : « Elle était très méchante. » J’éclatai de rire. Riva, n’était pas facile non plus. Revenons aux années 1980. Je lis Le Ravissement de Lol V. Stein, encore plus central, le noyau de la belle névrose de Duras. La scène du bal. Fascination de l’héroïne pour le couple, qui se forme sous ses yeux, de son amant perdu, volé et d’Anne-Marie Stretter. Toujours l’impossible.

Six ans plus tard, j’écris, au Figaro, ma première critique sur Duras : Les Yeux bleus, cheveux noirs. J’insiste sur ce pari héroïque de Margot soutenant jusqu’au bout que la fulguration de l’amour impossible existe. Je ne sais plus quand j’écris encore : « Marguerite Duras, la tenancière sacrée de l’intériorité. » En 1989, c’est l’hiver. Le Figaro m’annonce que Duras est au plus mal. Plus d’espoir, c’est une question d’heures. C’est là. Les médecins affirment que c’est irréversible. On me demande, comme c’est l’usage, dans toutes les rédactions, d’écrire la nécro de Marguerite. Je dis : « Est-elle morte ? » On me répond que non, mais que c’est imminent. Alors, je refuse. Le journal comprend ma réticence et m’en félicitera plus tard.

Un an passe. Coup de téléphone chez moi : « Allô, c’est Marguerite Duras. » Stupeur et enthousiasme. Duras vivante ! Elle s’occupe du manuscrit d’une amie. L’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens lui a demandé de me le soumettre. Nous parlons. Soudain, ça fuse : je lui fais une grande déclaration d’admiration et peut-être d’amour fou. Je me sens très en forme. Je ne mégote pas. Je l’entends d’une voix pressée : « Yann, viens ! Yann, viens ! » Elle veut que Yann Andréa, son compagnon, entende ma tirade lyrique. Elle évoque Trouville, son appartement des Roches Noires. Je lui déclare que je suis un voisin, originaire de Villerville sur la côte normande, certes, je suis né à Villers, mais je n’y suis resté qu’un jour. Ma mère y a accouché de moi pendant une communion solennelle...

Duras désire que nous nous rencontrions à Villerville, pendant mes vacances de juillet. Nous avons rendez-vous devant l’église du village. À cinq heures, le 27 juillet. Ils sont là avant moi. Une grande voiture, une Peugeot 605, je crois. Yann au volant, elle à côté. Bien vivant, son regard plonge sur moi. Je m’installe derrière eux. Et pour parler, j’avance ma tête entre leurs sièges. Notre conversation va durer quatre heures. De temps en temps, Yann remonte l’espèce de plaid que Marguerite a étendu sur ses cuisses. J’ai vu les plis de sa peau bronzée. Les cuisses de Marguerite ! Je me rends compte de quelque chose d’étrange, dans son débit un peu rauque, même si la voix extraordinaire reste reconnaissable. Un bijou cache le milieu de sa gorge. À côté de moi, il y a une bouteille d’oxygène. J’apprendrai plus tard que Marguerite pendant son coma de 1989 avait été trachéotomisée.

Je lui avoue que, pendant des années, je m’étais senti assez étranger à son œuvre. Elle me dit : « C’est parce que tu es au Figaro et que je suis communiste. » On le redécouvrira, l’oxymore, cher à Marguerite ! Je proteste que ma chronique littéraire au Figaro est libre et que les raisons de mon incompréhension passée sont différentes. Elle reconnaît qu’à la lecture de Barrage contre le Pacifique, un ancien camarade du Parti communiste lui a déclaré : « Marguerite, tu es loin du compte ! » D’ailleurs, elle était déjà virée. Duras, c’est trop intime, trop secret pour un militant de l’époque. Aimer le prolétariat général semblait dispenser d’aimer l’âme vertigineuse de chaque individu. On rit et on parle d’autre chose. Elle trouve que l’estuaire du Havre est beau comme le Mékong. Moi, je le considère gâché par les citernes du Havre et la cheminée de l’usine électrique qui n’existaient pas pendant mon enfance. Elle connaît toutes les maisons, tous les bistrots de mon village. Elle me parle de la petite tour rouge, excentrée au bout de la digue. Cette tour, pendant mon adolescence, nous servait de gabion, de hutte de chasse. D’autres y avaient perdu leur pucelage. Elle adore ces détails. À Honfleur, elle m’emmène dans un lieu que je n’avais jamais vu. Et pourtant ma grand-mère vivait à Honfleur. Nous descendons de la voiture, à la sortie de la ville, le long de la Seine, au milieu des entrepôts, des débarcadères. Marguerite me fait admirer de grandes billes de bois exotique. Des terrains vagues se perdent dans l’estuaire gris-vert. On cherche longuement le mot qui dirait mieux ce gris-vert approximatif. Le rivage est délabré. Je me souviens tout à coup de Moderato cantabile. Anne Desbaresdes, une femme mariée, rencontre Chauvin dans les faubourgs d’une ville maritime. Elle est hantée par la peur, par la mort, un crime passionnel initial, par le désir d’être tuée d’amour. « Tu me tues, tu me fais du bien. » Nous sommes là, dans un non-lieu solitaire, au ban de la ville oubliée, Honfleur, Nevers, Lahore, Sadec... C’est Duras, je comprends mieux enfin. Nous reprîmes la route.

Elle détestait Simone de Beauvoir et Sartre. Elle me raconta qu’elle avait apporté à Sartre son premier manuscrit qu’il n’eut pas le loisir de lire car une femme le lut et le refusa à sa place. Une femme... Elle précisa : Beauvoir. « Beauvoir, quel laisser-aller ! Chez elle les serviettes sales traînaient. Quel manque d’élégance, comment voulez-vous avoir une écriture après ça ! » Duras était drôle, souvent familière, mêlant dans sa parole l’argot et la langue la plus majestueuse. Mais elle pouvait faire des déclarations cruelles, injustes, définitives. Elle me parlait souvent de son prix Goncourt. Jérôme Lindon refusa d’augmenter les 10 % qu’il lui avait alloués pour L’Amant. Jubilante, elle me dit : « Il l’a eu dans le baba, Lindon, quand j’ai donné La Douleur à P.O.L. » Yann corrige en expliquant que 10 %, pour un homme rigoureux comme Lindon, c’est suffisant. L’écrivain préféré de Marguerite était Bataille avec Blanchot. La compagne de Bataille était « grande, très belle et creuse ». On aurait dit une phrase de Saint-Simon ! Quant à Bataille : « Il ne pouvait bander qu’au sommet d’un clocher. » Mais, cela, c’était pour me faire rire. Ou encore devant Yann, férocement, exprès : « Les homosexuels ne sont jamais beaux, sauf lorsqu’ils sont jeunes. » Yann habitué hausse discrètement les épaules. Mais je vais comprendre bien plus, entrer au cœur de la folie de Marguerite. Elle veut aller dans la forêt voir « l’endroit de la petite fille assassinée ». Je lui dis que c’est trop dur, que je préfère ne pas aller voir. C’est, en effet, un fait divers horrible. L’enlèvement de la petite fille a eu lieu dans un camping de Villerville, justement. Puis l’enfant a été tuée et emportée quelque part dans les bois du côté de l’estuaire, vers Berville, pour être brûlée. Toute cette affaire était d’une cruauté absolue. Marguerite s’y intéressait, elle pensait que le suspect n’était pas coupable. Je me ressouvenais du scandale qu’elle avait provoqué par ses jugements, au moment de l’assassinat du petit Grégory. J’avais lu toute son œuvre. Oui, on était au cœur de sa peur, de ses obsessions, de ses envoûtements. Peur du meurtre, peur archaïque des trous de la falaise de Hennequeville, de Villerville, angoisse, hantise et refus de la mort du fils dans Les Petits Chevaux de Tarquina. Elle me conduirait bientôt devant la tombe de l’enfant mort dans le cimetière de Saint-Pierre-du-Val. Il avait fallu la hisser, la porter pour que son regard accède à la tombe qu’elle couvait des yeux, navrée, engloutie dans le mystère de la mort d’un enfant. Marguerite, avait elle-même accouché d’un premier enfant mort. Elle me ferait visiter le cimetière de Colleville-sur-Mer, aux milliers de croix blanches des Américains tués pendant le débarquement. Je me souvenais de La Mort du jeune aviateur anglais. Marguerite me parlait sans cesse de l’holocauste, du crime abyssal. Elle avait peur de l’horreur et elle était aimantée par elle. Elle avait écrit La Douleur pour raconter le retour des camps de son compagnon Robert Antelme. Elle ne me parlait que de sa mère et de la mort des Juifs. J’avais alors une certaine admiration globale pour le général de Gaulle qu’elle détestait, non pas pour ses idées politiques mais pour son silence quand il arrive au pouvoir après la chute du Reich. Le héros libérateur, le général littéraire et prométhéen avait le devoir d’avancer, de reconstruire le pays. Il ne s’était pas arrêté, il ne s’était pas abîmé dans la méditation de l’impensable l’holocauste. Marguerite le détestait d’être un héros positif, tourné vers l’avenir quand le spectre de Robert Antelme revenait de la mort, qu’elle-même, toute sa vie, serait engluée dans l’effroi de l’holocauste. Un jour, je lui dis que l’espoir était interdit après cela. Nous étions sur une péniche, la nuit. Je la voyais pour la dernière fois. Elle me regarda et d’une voix ferme me répliqua : « Quand tu dis ça, tu l’entérines. » Jamais personne n’avait dit « en-té-rine » avec cette puissance, cette netteté-là.

© Duetto/La Thébaïde 2017

© Photo : Hermance Triay

 

Quatrième de couverture > (Extrait) "J'ose écrire ce portrait de Marguerite Duras, autour de quelques promenades que nous avons faites en Normandie, mon pays natal. Elle connaissait la région comme sa poche... Marguerite me confiait mille anecdotes au débotté, intimes et féroces. Son vrai visage m'apparaissait : ses obsessions tragiques, ses peurs, ses décrets furieux, sa belle dinguerie littéraire." Patrick Grainville.

Patrick Grainville a passé son enfance à Villerville, commune proche de Deauville. Prix Goncourt 1976 pour Les Flamboyants. Reçoit en 2012 le Grand prix de littérature Paul-Morand de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.

Pages choisies par Annick Geille

L’esprit des femmes, Françoise Sagan, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Colette, Madame de Staël, Duetto/La Thébaïde, octobre 2017, 84 pages, 10 €

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