Entrée par effraction d’Aksinia Mihaylova

Il est toujours fascinant de voir que la langue française – constamment attaquée sur son propre sol par les hystériques de l’écriture inclusive ou de la simplification forcée de l’orthographe, n’est-ce pas monsieur Rocard qui voulait dans les années 1980 écrire pharmacie avec un f ? – est défendue par des étrangers, pour s'émerveiller et saluer l’arrivée d’une nouvelle voix venue de l’Est. Ainsi Aksinia Mihaylova écrit-elle en français, elle la bulgare, et réussit le hold-up parfait en étant couronnée à l‘unanimité par le prix Guillaume Apollinaire pour Ciel à perdre. Pied de nez à tous ces pseudos poètes qui pondent des mièvreries ou s’excitent sur trois mots par page, pensant comme jadis la nouvelle cuisine que l’absence vaut qualité.  

Aksinia Mihaylova est poète – on naît poète, comme me le disait Edmonde Charles-Roux ou Howard Buten, on ne le devient pas – et sa langue est si riche, musicale, porteuse d’instantanés colorés et d’expressions foudroyantes dans le choix des métaphores que cinq ans plus tard, elle récidiva avec le prix Max Jacob pour Le baiser du temps. Un membre du jury, membre de l’Institut dont je tairai le nom, s’est ouvert à moi récemment pour dénoncer la médiocrité des textes proposés à ces prix, au point qu’une année il n’y eut aucun lauréat…
La France se meurt de l’absence de poètes ; aussi ne cachons pas notre immense plaisir à découvrir cette femme magnifique qui nous donne à lire de l’émotion pure, du bonheur noir sur blanc : 

Passer une nuit blanche 
en s’obstinant à dévoiler les couleurs à venir 
de ce ciel étranger et capricieux 
mais ne récolter que les cris des corbeaux 
et le roucoulement des pigeons 
au petit matin.


C’est comme si tu poussais en vain la  
pour entrer dans mon hiver 
sans avoir jamais ressenti le goût 
des flocons de neige sur ta langue.


Après une première parution en 1994, en bulgare, voilà notre poète mondialement reconnue – traduite dans une vingtaine de langues – et porte drapeau du français, de quoi faire taire les grincheux qui narguent la francité et militent pour tenir les réunions professionnelles en… anglais ; ça fait so chic !
Cependant, quoi de plus beau que le français et ce livre qui accueille pour la première fois Le jardin des hommes, un espace où se développe à l’avenant, fleurs et orties pour bien ancrer son univers dans le temps, la nature, la mort et l’amour, ce soldat de la solitude. Tous ici réunis en un seul recueil, comme pour se lancer avec plus d’assurance dans l’aventure de composer cette musique des mots justes que l’on appelle poésie. Une autre langue dans la langue, au carré, puisque c’est en français qu’elle aura osé quitter sa langue maternelle, fantasme réalisé d’une altérité littéraire.

L’amour comme unique point de ralliement, sujet nodal de la vie qui s’est imposé à elle avec cette énergie incroyable qui l’emporta comme un rapide du Mississipi : faut-il y voir ce sentiment slave si souvent évoqué ? Il y a un parallèle évident avec la poésie polonaise de  Wislawa Szymborska ou l'extraordinaire Zbigniew Herbert (dont les œuvres complètes publiées au Bruit du temps sont indispensables à tout être humain perdu dans notre monde moderne) et aussi notamment proche d'Ewa Lipska et son L’amour, chère madame Schubert ; tout ici aussi n’est que pudeur et sens du détail, du mot qui ouvre le panorama des émotions, d’une tonalité frondeuse où l’autodérision permet la distanciation nécessaire à l’évocation de l’intimité.
Car qui dit amour dit passion et détresse, fusion et désespoir…  

Chaque fois que tu me dis 
que demain n’existe pas 
un vent masculin se précipite vers moi 
gonfle ma robe et m’emporte 
sur les hautes terrasses d’un septembre 
où je peux longuement regarder ton ombre 
m’approchant de tous les côtés. 


Et il est inutile de te répondre 
que l’absence aussi est un verbe 
qui en se conjugue qu’au présent

car chez toi c’est déjà l’hiver 
et tu as raccroché l’écouteur.  


Aksinia Mihaylova s’échappe parfois vers le surréalisme, à la manière d’un Baltazar, elle saisit aussi bien la plume que la truelle quand elle rénove sa maison d’enfance. Pour elle les banalités n’en sont pas, ce sont des moments précieux de la vie qui s’échappent trop vite et méritent donc toute notre attention : un brin d’herbe, une confiture, une cheville foulée… 
La poésie dévale les pentes du livre sans rimes particulières car les mots jouent de nous dans les allusions ou les assonances : ils sont libres, paradent, se dissimulent, s’envolent et conservent cet équilibre majestueux d’une sensualité syntaxique qui envoûte le lecteur…

Matins non partagés. 
Le réveil nous arrache au sommeil, 
vases communicants percés d’aiguilles

pour que les eaux salées 
de nos rêves coulent à travers. 

Seulement dans nos souvenirs 
un coq se met parfois 
à coqueriner.

De toute façon 
il ne faut pas qu’on raconte ses rêves  
avant midi. 

La ville bâille et nous avale 
la hâte dévore le petit déjeuner. 
À midi dans l’assiette 
au lieu d’une soupe 
une feuille avec quelques mots.
 

[…]

 

François Xavier 

 

Aksinia Mihaylova, Ciel à perdre suivi de Le jardin des hommes, préface de Guy Goffette, Poésie/Gallimard, avril 2021, 224 p.-, 10,40 € 
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