L'abstraction, pour quelle raison(s) ? se demande Éric de Chassey

Voilà un drôle de titre, qui pourrait faire penser au charlatan viennois qui voulait toujours tout justifier ; mais quand Kijno, Pollock ou Mathieu voient leurs mains leur échapper dans la rage violente d’un feu libérateur qui ne peut s’exprimer que sur la toile, imprimer ce sel qui leur brûle les veines à les rendre dingue, doit-on obligatoirement chercher une raison derrière cette transe créative, cette volonté d’inscrire, par l’image et la forme, un sentiment, une émotion ?
Éric de Chassey ne joue pas au psychologue de comptoir, fort heureusement, mais s’engage dans la longue et sinueuse quête d’une histoire artistique dans l’Histoire de l’art. Et c’est là que cela devient passionnant…

Risqué mais passionnant, car vouloir rendre compte de l’art du XXe siècle – et plus particulièrement de l’histoire de l’abstraction – implique de rester dans le cadre d’une histoire de l’art qui varie sa manière de voir selon le point de vue, à la fois géographique et chronologique, nécessitant de passer du local au global, du synchronisme au diachronique, plutôt que de courir les moulins à vent du nationalisme qui n’a que peu de sens dans ce type de démarche – ou de verser dans son corolaire, un hyper internationalisme systématique qui ne peut en rien avoir partie prenante avec cette forme globale de destruction créatrice qui est celle du néocapitalisme conquérant.
Nous nous embarquons donc ici dans une histoire à la fois nationale et transnationale…
Il y aura aussi pour le lecteur assidu – il est vrai que le style est plus tendu, ferme et doctoral qu’un Didi-Huberman qui se lit sans même s’en rendre compte – des récits sur l’abstraction, fondés sur une histoire contextuelle, sans oublier la matérialité des œuvres et des formes, une diversité prise en compte mais sans la systématiser afin de mettre en valeur ses instances les plus pertinentes.

Éric de Chassey fait le pari que c’est l’évolution des régimes de visibilité externes à la peinture qui expliquerait le plus logiquement la situation actuelle de l’abstraction. Tout comme il s’attend à voir, au MoMA de New York – après avoir vu les petites places laissées à Jean Dubuffet et Pierre Soulages, remplacées depuis le début des années 2000 par des artistes sud-américains – les artistes chinois s’imposer bientôt… Logique commerciale ?
Heureusement, après l’abord technique d’un abstrait géométrique (mais pourquoi avoir oublié toute la période Herbin ?) proche du dessin technique dû à l’usage de cette satanée grille qui faisait faire à Mondrian des tableaux proches du plan d’architecte, on aborde avec gourmandise la légèreté de l’abstraction spirituelle…
Voilà une peinture moins abstraite dans sa représentativité mais plus agissante dans la simulation de la vie de l’esprit, une image de dévotion, selon Erwin Panofsky : « Elle permet à la conscience individuelle du spectateur une immersion contemplative dans le contenu médité, et laisse en quelque sorte fondre l’âme du sujet avec l’objet. »
Une peinture sans limite, en quelque sorte, dans la droite ligne que Malewicz revendiquait : une peinture qui contient potentiellement – comme la divinité – toutes les formes de la création.

Et la beauté dans tout ça ? J’entends déjà les grincheux qu’un tableau de Rothko, Hantaï ou Reinhardt laissent indifférents. Je le renvoie à la sentence de Simone Weil : « Le regard et l’attente, c’est l’attitude qui correspond au beau. Tant qu’on peut concevoir, vouloir, souhaiter, le beau n’apparaît pas. »
À méditer pour nos jeunes talents de l’AC qui ne sont pas prêts de traverser les ans et de se retrouver sujets d’études comme leurs dignes aînés. Car une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, n’est en rien une prescription mais bien une invitation. Il n’y a donc pas lieu de noyer le regardeur sous un discours pédant, juste le laisser voir…

François Xavier

Éric de Chassey, L’abstraction avec ou sans raisons, 50 illustrations couleur, Gallimard, coll. « Art et artistes », avril 2017, 278 p. – 26,00 €

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