Le Caravage, éloge d’un rebelle

Chez Caravage, la confrontation et l’opposition gouvernent et la vie et l’œuvre, elles sont sources autant d’estime que de déraison, d’unité que d’ambivalence, de biens que de dommages, dans la logique même de ce qui est sa force et son triomphe en termes artistiques, l’absolue maîtrise de ce double jeu des contrastes observés et exploités dans une lumière qui lutte, perd et gagne contre l’obscurité.
La tranquillité des jours se mélange à l’égarement des années, de même qu’aux clartés pures se mêlent les ombres profondes. L’existence et les tableaux du Caravage se construisent ainsi, autant dans l’effervescence que dans la turbulence.
Technique jamais avant lui poussée à ce degré de réalisme et portée à ce niveau d’excellence et d’originalité, le clair-obscur est sa manière personnelle de saisir la fureur des mouvements et l’ardeur des sentiments. C’est à lui que dans sa postérité, les artistes qui en feront usage sont en partie redevables de leur notoriété. Penser seulement à Georges de La Tour, d’une vingtaine d’années plus jeune, à Ribera, à Zurbaran, à Rembrandt, à Elsheimer et aux maîtres hollandais d’Utrecht, souvent oubliés, Dirck van Baburen, Gerrit van Honthorst ou encore Hendrick ter Brugghen qui ont puisé chez lui ces lueurs foncées et ces éclairages venant à l’oblique.
Il est à l’évidence le premier grand artisan et le courtisan fidèle de ces accentuations soudaines et voisines qui donnent du relief à toutes choses, aux visages comme aux objets. Il a révolutionné et enrichi l’art profane et l’art sacré, la perspective, les raccourcis, la mise en scène. Valérie Mettais parle de son insolence, terme qui associe le manque de respect à l’arrogance mais rappelle aussi le côté singularité et hardiesse de la personne.

Parce que son existence se fonde sur cette dualité, son témoignage esthétique s’en nourrit et l’exalte. Ce sang chaud qui le pousse à donner des coups de poing dans les rixes, à s’adonner aux beuveries, à se livrer à la violence meurtrière, à fuir de prison est le même que celui qui rosit les joues de Bacchus et du Joueur de luth (huile sur toile de 1595), qui coule dans les veines de la Marie Madeleine repentante (huile de 1596) et s’épanche en un jet vermeil sous le coup du poignard tenu par une Judith cambrée et impavide face au yeux révulsés d’Holopherne. L’auteur de ce très joli coffret qui présente au plus près dans leur éclat de couleurs et de drames près de cinquante toiles du Caravage, cite bien à propos quelques phrases d’Yves Bonnefoy qui  notait en 1989 le mystère des éclairages et l’ailleurs à la fois inquiétant et exaltant suggérés par la manière de traiter les sujets du Caravage.
Faudrait-il d’ailleurs comparer la vie de ce drôle de citoyen qui signe l’œuvre éblouissante du peintre et de l’homme insoumis pour exalter l’une et condamner l’autre ? On en voudrait presque à Stendhal d’avoir, dans son ouvrage au demeurant si remarquable Promenades dans Rome, paru en 1829, pris de haut son travail parce que cet homme est un assassin ? Chez Caravage, se côtoient sans doute le pire de son époque et le meilleur de l’histoire de l’art, comme si ses peintures sorties de sa puissance créatrice sans limites, tirées des scènes ordinaires vues dans le quotidien de Rome, de Naples, de la Sicile, de Malte, ou inspirées par sa connaissance des textes religieux et un idéal authentique de beauté dépassaient pour toujours le moment de leur élaboration pour s’inscrire dans une durée jamais démentie.
La probité de son pinceau quand il s’applique à rendre le visage du Christ ou d’un apôtre saisi par la foi est identique à celui qui valorise la sensualité des corps et des sourires. Heureusement, Stendhal tempéra par la suite ce jugement hâtif par des mots qui rétablissent la légitime admiration que Caravage mérite universellement : mais l’énergie de son caractère l’empêcha de tomber dans le genre niais et noble, qui de son temps faisait la gloire du cavalier d’Arpin.

Caravage n’a cessé depuis sa mort de provoquer l’intelligence et de captiver le regard. Après lui, nombreux sont les peintres qui nous séduiront par leur habileté à éclairer de l’intérieur la puissance des ombres qui ne sont là que pour rappeler la nécessité du rayonnement, qu’il soit matériel ou spirituel.
Dans un style inégalé, Aragon a parfaitement relié la noblesse et la bassesse de l’artiste rebelle : Il a peint des meurtres, les traitrises de la nuit, l’ivresse, les tavernes, les ruffians aperçus à des coins de rue, il n’a point changé les vêtements du peuple pour en faire des séraphins ou des reines, et sa vie fut comme sa peinture, un vertige.

Dominique Vergnon

Valérie Mettais, Caravage, 177 illustrations, 184x257 mm, Hazan, octobre 2022, 192 p.-, 35€

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.