Georges Minois et "La Guerre de cent ans", a-t-elle eu lieu ?

L’historien commence son avant-propos par une question qui n’aurait pas déplu à Jean Giraudoux : la « guerre de Cent Ans a-t-elle eu lieu ? » Cette question est habile car elle invite à nous interroger sur le bien-fondé d’un concept et d’une réalité appris très tôt sur les bancs de l’école. Consacrée par la vulgate, cette expression est-elle en effet fondée ? Georges Minois nous rappelle que son origine, plutôt récente, a été dictée par l’avantageuse commodité qu’elle fournissait aux historiens au XIXe siècle. C’est en 1823 que le français Chrysanthe O. Desmichels l’utilise pour la première fois dans un manuel d’histoire intitulé Tableau chronologique de l’histoire du Moyen Âge. L’opposition ainsi schématisée entre Anglais et Français, bornée entre 1337 et 1453, soit 116 ans, est reprise en 1839 par Victor Boreau dans son Histoire de France tandis qu’Edward A. Freeman, connu pour ses travaux sur Guillaume le Conquérant, consacre les termes anglais « hundred years war » en 1869.

Comme pour d’autres sujets, « la science historique a besoin de repères et jalons » qui ne dénaturent pas le projet de rendre intelligible le passé des sociétés humaines. Arbitraire, le découpage chronologique est nécessaire pour servir d’outil à l’analyse et n’empêche aucunement le débat de se poursuivre. Ainsi, François Furet clôturait la Révolution française au début de la IIIe république tandis que Jacques le Goff étirait le Moyen Âge jusqu’au début de la Révolution industrielle au XIXe siècle. Georges Minois propose même d’autres dates possibles, toutes justifiées selon la problématique choisie, pour encadrer le conflit anglo-français : « pourquoi ne pas parler de la guerre de 750 ans, de Hastings (1066) à Waterloo (1815) ? Ou plus modestement de la guerre de 180 ans, de la première confiscation de la Guyenne (1294) au traité de Picquigny (1475) ? » Si la borne classique des dates de 1337 et 1453 est retenue par les historiens, c’est parce que dans cet intervalle, le conflit a « atteint son intensité maximum et que, en dépit des trêves, les deux pays vivent véritablement en état de guerre ». Des « guerres froides», surtout pendant les règnes de Richard II et de Henry IV, ont alterné avec les phases les plus violentes.

Un royaume pour héritage

En 1328, le roi de France Charles IV meurt sans héritier. Or, si la sœur mariée au roi d’Angleterre a un fils Edouard (écrit « Edward » dans le livre), les nobles français lui préfèrent le cousin du roi, Philippe de Valois. C’est cet héritage du royaume de France contesté de part et d’autre de la Manche qui ouvre la longue période de la guerre de Cent Ans. En 1337, Edouard, devenu le roi d’Angleterre, ne reconnaît pas les droits de Philippe VI à la couronne. Cette date annonce le début de l’affrontement.

L’armée anglaise est la mieux préparée. À Crécy (1346) ou à Calais (1347), les chevaliers français sont défaits en partie par les archers anglais. Tandis que les jacqueries (nom donné aux révoltes paysannes) font trembler les campagnes et villes de France, le roi Jean le Bon, en 1356, est fait prisonnier. Pour être libéré, une rançon très importante est exigée et le roi doit céder en outre aux Anglais un tiers du royaume.

C’est avec Charles V et le connétable Du Guesclin que les Français retrouvent peu à peu autorité et force. Ainsi, une armée de soldats professionnels est mise en place grâce à un nouvel impôt sur le sel payé au roi, la gabelle. Cependant, la folie du roi Charles VI précipite la guerre civile entre les partisans des  Armagnacs et des Bourguignons. La défaite d’Azincourt en 1415, qui décime la chevalerie française, contraint le roi, au traité de Troyes, à retirer la couronne au dauphin, son fils Charles.

D’un sacre à l’autre…

Dans cet univers masculin, une femme, Jeanne d’Arc, sacrée par la postérité (elle est même canonisée par l’Eglise au début du XXe siècle), va symboliser la « résistance nationale » à l’occupant anglais. En 1429, l’ancienne paysanne de Domrémy rejoint le futur Charles VII à Chinon et le persuade qu’elle est l’envoyée de Dieu « pour bouter les Anglais hors de France ». C’est avec une armée de 10 000 hommes qu’elle parvient à libérer Orléans où elle est blessée. Forte de ce succès, elle peut ensuite emmener le dauphin se faire sacrer à Reims, lieu de consécration obligé pour tous les prétendants à la couronne depuis Clovis. Malgré la capture de Jeanne la Pucelle par les Bourguignons qui la revendent aux Anglais et qui aboutit à sa condamnation à mort pour hérésie et sorcellerie (elle est brûlée vive à Rouen le 30 mai 1431), la lutte continue entre les deux royaumes.

C’est l’artillerie qui permettra aux Français de reprendre définitivement l’avantage contre les Anglais « boutés » hors du royaume. Après la victoire de Castillon, en 1453, les Anglais ne possèdent plus que Calais.

De Lavisse à Georges Minois, une même « histoire-bataille »…

Pour ce passionné du Moyen Âge, auteur d’une récente biographie de Charlemagne chez Perrin, il s’agit d’apporter des faits historiques précis auprès du grand public. A juste titre, la mémoire collective renvoie plutôt à des figures célèbres (les « Rois maudits » brossés par Maurice Druon, le Prince Noir vainqueur de Jean II le Bon à Poitiers ou Jeanne d’Arc qui meurt sur le bûcher de Rouen) mais ignore généralement ses origines, ses développements ou ses conséquences (1). Si l’intention de Georges Minois est louable, le résultat d’ensemble peut décevoir. Par le lent exposé d’une « histoire-bataille », dans les neuf premiers chapitres, faisant la part belle à l’événement politique et militaire, telle qu’on la pratiquait à la fin du XIXe siècle, à l’époque de l’école méthodique de Langlois, Seignobos et Lavisse, la lecture du livre peut en effet sembler longue, voire fastidieuse. On regrette également l’absence d’une « histoire de l’histoire » de la guerre de Cent Ans, c’est-à-dire de l’historiographie d’une question qui aurait révélé les évolutions de la recherche et les contextes de la production scientifique. 

« La guerre, commencée comme un conflit féodal se termine en affrontement national ».

L’intérêt de l’ouvrage réside plutôt dans les dernières parties établissant un bilan divisé classiquement, faute de mieux, entre les mutations économiques et sociales, les transformations politiques et militaires et les bouleversements culturels et religieux.

Ce conflit n’a pas seulement concerné les royaumes de France et d’Angleterre mais aussi le continent européen par le jeu des alliances. Surtout, selon l’auteur, il est à la fois une « guerre totale » (ce qui n’est pas clairement démontré) par la large palette des moyens utilisés (« perfectionnement des techniques militaires, espionnage, propagande, guerre économique, armes religieuses et idéologiques ») et la brutalité (2) mise en œuvre. « Sous l’effet de la violence ambiante, la religion elle-même se militarise. Dans la première moitié du XVe siècle, les saints, guérisseurs et évangélisateurs cèdent la place aux saints guerriers et libérateurs ».

Cette longue guerre est davantage, une « mutation de civilisation qui marque le passage de la chrétienté féodale à l’Europe des nations ». L’unité de l’Europe religieuse se fissure en de multiples Eglises nationales, la guerre ayant favorisé le développement des tendances gallicanes et anglicanes, tandis que les fiefs dispersés se regroupent pour former l’ossature des futurs Etats nationaux monarchiques. Si la féodalité s’est effondrée, c’est en raison de l’échec du service vassalique à terminer une guerre reprise par le mercenariat dépendant du souverain qui a la mainmise sur la nouvelle artillerie. La monarchie française, par les besoins militaires et ses victoires décisives, a accru sa domination sur une aristocratie décimée et renforcé ses prérogatives fiscales et administratives alors qu’en Angleterre, le roi, après les défaites au début du XIVe siècle, n’a pu empêcher l’autonomie croissante de l’aristocratie et du Parlement. D’un côté, les évolutions préparaient en France la monarchie absolue et de l’autre, elles annonçaient la monarchie parlementaire du XVIIe siècle.
L’auteur poursuit sa « leçon d’histoire » en proposant l’hypothèse que la perte de la Guyenne et de la Normandie aurait précipité la vocation maritime de l’Angleterre. La France, débarrassée de son ennemi séculaire, peut tourner ses ambitions, forte de sa puissance démographique, vers le Continent.

L’opposition n’est pas pour autant terminée puisque d’une certaine façon la guerre de Cent Ans va se prolonger et servir de matrice à la construction des identités nationales. « Langue, régime politique, mode de vie, tout devient motif d’opposition et d’incompréhension, de mépris, de raillerie, voire de haine. La guerre de Cent Ans devient un réservoir d’images et de symboles qui alimentent l’hostilité franco-britannique pendant des siècles. »

L’ouvrage de Georges Minois, au-delà de l’histoire événementielle et des faits militaires qui ont nourri en partie notre imaginaire sur le Moyen Âge, fournit dans les derniers chapitres un résumé utile, parfois discutable, des grandes évolutions dues à l’une des trois « calamités » (3), avec la peste et la famine, qui ont participé à la construction de l’Europe des Temps modernes.


Mourad Haddak

(1) Voir sur le même sujet les très bons livres de Philippe Contamine, La Guerre de Cent Ans, PUF, collection « Que sais-je ? », paru en 2002 et de Boris Bove, Le Temps de la guerre de Cent Ans, 1328-1453, Belin, « Histoire de France », 2009.

(2) Sur la « brutalisation » renvoyant aux effets des guerres banalisant les violences dans la société, voir en particulier George L. Mosse, De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Hachette, 1999.

(3) Lire pour plus de détails avec de remarquables illustrations commentées, sous la direction de Jean Delumeau et d’Yves Lequin, l’ouvrage intitulé Les Malheurs des temps : histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, « mentalités, vécus et représentations », 1987

Georges Minois, La Guerre de cent ans, Perrin, « Tempus », mars 2010, 816 pages, 12 € 

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