Interview - Elie Wiesel : « Le talent exige une sorte d’obligation morale »

Déporté avec sa famille alors qu’il n’a que quinze ans, Elie Wiesel décrira son expérience concentrationnaire d'abord en yiddish, sa langue maternelle, puis en français dans La Nuit, publié en 1958. Suivra une œuvre littéraire, construite en parallèle à un engagement en faveur des droits de l’homme. Il a reçu de nombreux prix pour ses livres, dont le prix Médicis en 1968 pour Le Mendiant de Jérusalem, le prix du Livre Inter en 1980 pour Le Testament d'un poète juif assassiné, et le prix Nobel de la Paix lui est décerné en 1986.


Photo © Louis Monier


 

— Dans Le Cas Sonderberg, vous vous demandez « quel est notre ennemi ». Est-ce toujours une question qui vous anime ?

Le danger, c’est l’oubli. Et c’est un danger pour tout : la culture, la science, l’humanité… Bien évidemment, on combat l’oubli comme on peut. Est-ce que cela me hante ? Oui. Il me semble qu’aucune génération n’a une obsession de la mémoire telle que la nôtre. Aucune. Tout simplement parce que l’enjeu n’a jamais été si fort.

 

— Vous faites référence à ce peuple que jamais personne n’a vraiment accepté…

Depuis 2000 ans, dans chaque génération, quelqu’un a systématiquement, publiquement et violemment combattu les juifs. Avec des mots, des armes, des lois… Je ne veux pas dire que cette situation a été planétaire, mais il y a toujours eu un endroit où les juifs étaient en danger.

 

— Comment l’expliquez-vous ?

Évidemment, je ne sais pas. Est-ce parce que la survie – comme la matière qui produit de la contrematière – suscite un danger ?

Ce ne sont d’ailleurs jamais les mêmes raisons. On accuse les juifs parce qu’ils sont trop riches ou trop pauvres. Trop nationalistes ou pas assez. Trop religieux ou pas assez. Trop athées ou pas vraiment. Il y a toujours quelque chose. Parfois, on nous accuse de vouloir vivre. Alors qu’il n’y a pas de « volonté » de vivre : nous vivons, c’est tout, et de fait, nous essayons de bien vivre. Le pire s’est déroulé pendant la guerre, alors que l’existence et l’essence en elles-mêmes étaient condamnables. Le certificat de naissance était un certificat de mort.

 

— Tout comme il existe une littérature policière, fantastique ou sentimentale, diriez-vous qu’il existe une littérature de la Shoah ?

Certes, il y a une littérature qui parle de la Shoah. Pour autant, peut-on dire qu’il s’agit d’une littérature de la Shoah ? Beaucoup le disent, alors pourquoi ne pas l’accepter ? Toutefois, c’est un sujet vaste. Les historiens de la Shoah étudient les dates, les chiffres, les lois, les poèmes, la musique… tout cela fait partie d’une culture. Une culture qui est d’ailleurs une anti-culture, puisque la Shoah était contre la culture. En tout cas, il y a un segment, un terrain, qui est presque dominé par la fascination de la Shoah.

 

— Et celle de la peur de l’oubli…

Bien sûr. Tous ceux qui écrivent le font contre l’oubli.

 

— Avez-vous l’impression que si l’on arrêtait d’écrire un certain temps, la mémoire s’effilocherait ?

Je ne sais pas. Il y a des années, j’ai imaginé qu’en 1945 se soit tenue, entre deux montagnes, une grande conférence internationale de tous les rescapés qui auraient alors fait le vœu de ne pas parler des camps. Cela aurait créé un tel silence… qui aurait sans doute été plus puissant que toutes les paroles que l’on pourrait employer. Pourquoi ? Parce que l’événement reste indicible. Parfois, j’écris justement des livres pour ne pas écrire là-dessus. J’ai écrit très peu d’ouvrages sur la Shoah. J’ai publié une cinquantaine d’ouvrages, et seulement quatre ou cinq traitent de ce sujet. Mais je ne dis pas pour autant que le travail de ceux qui traitent de l’histoire de la Shoah n’est pas important. Il l’est.

 

— Comment réagissez-vous lorsque des personnes qui n’ont pas vécu cette période écrivent sur ce sujet ?

Par principe, je suis contre la censure. S’ils ressentent le besoin d’écrire, qu’ils le fassent ! Qui suis-je pour leur dire de ne pas écrire ? S’ils se sentent inspirés et motivés, qu’ils s’expriment.

 

— Avez-vous lu Les Bienveillantes ?

Non, j’attends qu’il sorte aux États-Unis, où je vis. Et puis c’est un ouvrage long… et j’ai beaucoup de travail ! La plupart des personnes que je connais et qui l’ont lu m’ont dit ne pas avoir atteint la fin du livre.

 

— Avez-vous lu des auteurs comme Céline ou Jünger ?

J’ai lu Céline, bien sûr. Le Voyage au bout de la nuit, et aussi les autres. Céline était un antisémite viscéral, ce qui n’était pas le cas de Jünger. Jünger était un Allemand – il était même très allemand –, mais pas un SS. J’ai lu ses journaux.

 

— Où il raconte par exemple que la première fois qu’il a vu une étoile jaune sur les Champs-Élysées, il était assez choqué. Peut-être cela a-t-il été écrit pour la postérité…

Comment savoir ? Quoi qu’il en soit, c’était un personnage. Il dit aussi, si je me souviens bien, qu’il était au courant de l’attentat contre Hitler. Donc, quelque part, il était lié, ou connecté à un certain milieu.

 

— Est-ce que le talent, ou le génie, peuvent pardonner beaucoup de choses ?

Au contraire. Je pense que le talent exige une sorte d’obligation morale, pas seulement esthétique. Parce que l’on a du talent, il faut s’en servir non pas pour châtier ce qui est noble dans l’être humain, mais pour le glorifier. Et Céline, à mon avis, est un homme qui ne mérite pas de remerciements pour son talent, qui pourtant existe.

Cela me perturbe. Je pense que quelqu’un qui écrit mû par la haine ne peut pas bien écrire. Un produit de la haine ne peut pas être un chef-d’œuvre. Or Céline a écrit un très grand livre, un chef-d’œuvre ! Même s’il est vrai que ses autres livres, comme L’École des cadavres, sont mauvais. Dans Voyage au bout de la nuit, il n’y a finalement pas de haine, mais de la colère. Dans ces autres livres, il y a la haine. Et je ne pense pas que la haine puisse produire la beauté.

 

— Vous avez refusé d’être président d’Israël. Pourtant, vous êtes un écrivain engagé, et une telle fonction vous aurait permis d’aller plus loin !

Ce n’est définitivement pas pour moi. Je n’ai jamais vécu en Israël. Je suis attaché à ce pays du fait du passé, mais en être président… non. Le Premier ministre qui m’a contacté m’avait dit : « On l’a aussi proposé à Einstein, qui lui aussi a refusé… sauf que lui avait une bonne excuse. » Son excuse, en l’occurrence, était qu’il ne parlait pas l’hébreu. Alors que moi, je parle hébreu ; je l’ai appris quand j’étais adolescent en Hongrie.

Pendant six semaines, j’ai été littéralement assiégé : des ministres, des rabbins, des généraux, des survivants… Vous n’avez pas idée ! Finalement, j’ai trouvé la solution. Je leur ai dit que s’ils venaient vers moi, alors que je ne suis dirigeant d’aucun mouvement, c’est parce que je n’ai qu’une seule chose : des mots, mais ils sont à moi. Et à l’instant même où je serais devenu président de l’État, ils ne l’auraient plus été. Ça les a calmés.

 

— Qu’est-ce qui vous a poussé à partir vivre aux États-Unis ?

À Paris, j’étais le correspondant étranger d’un journal israélien, le journal le plus pauvre du pays – maintenant, c’est le plus riche… il est apparemment devenu riche lorsque je l’ai quitté. Je gagnais nettement moins de 100 dollars par mois. En 1956, le patron du journal m’a envoyé pour un an à New York. Salaire : 180 dollars… tout inclus ! Quelques semaines après mon arrivée, un taxi m’a renversé dans Time Square. Je suis tombé dans le coma. Ma situation de santé a été effrayante pendant une année. Puisque j’étais apatride, il a fallu prolonger mon document. Au consulat français, on m’a dit que mon titre de voyage n’étant valable qu’un an, je devais rentrer à Paris. Je marchais sur des béquilles… comment voulait-on que je fasse des allers-retours ? Finalement, un fonctionnaire américain m’a dit que le plus simple était de rester aux États-Unis en faisant une demande pour devenir résident. Plus tard, je suis devenu citoyen américain. Mais au départ, je pensais revenir. Si la secrétaire du consulat avait bien voulu mettre un coup de tampon pour prolonger mon titre de voyage, je serais rentré à Paris. C’est donc le hasard.

 

— Avez-vous encore beaucoup de romans en vous ?

Et comment ! Je n’ai même pas encore commencé…

J’ai écrit beaucoup de choses, mais j’ai souvent l’impression de ne même pas avoir commencé.

 

— Le fait d’être prix Nobel de la paix et d’avoir une telle notoriété vous fait-il réfléchir à deux fois avant d’écrire une phrase ?

Non… je réfléchis cinq fois avant d’écrire une phrase !

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (septembre 2008)

 

LE CAS SONDERBERG, Elie Wiesel, Éditions Grasset, septembre 2008, 250 p., 16,90 €

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.