Interview. Émeric Cian-Grangé : « Si Céline écrivait pour être lu, il ne savait pas toujours par qui »


Émeric Cian-Grangé a eu la bonne idée de demander à plus d’une centaine de lecteurs de Louis-Ferdinand Céline d’effectuer, à partir d’un mot, un voyage introspectif autour de ce qu’a pu susciter en eux, mais aussi dévoiler, provoquer, éveiller, déclencher, révéler, dénuder, la lecture de l’oeuvre de l’auteur du Voyage au bout de la nuit.

 

— Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Concours de circonstances et boule de gomme, enfin presque… Après avoir longtemps vécu en tête-à-tête avec Céline, je me suis surpris à vouloir rencontrer d’autres passionnés. L’année du cinquantenaire de la mort de l’écrivain a été pour moi l’occasion de faire connaissance avec mes semblables. Progressivement, avec application et sérénité – d’aucuns diraient légèreté –, sans sectarisme aucun, je suis devenu un lecteur actif, participatif, intrusif pour tout dire. De fil en aiguille, de conversations en débats, j’ai pu vivre, ressentir nos différences, nos particularités… Rien d’extravagant dans cette découverte, j’en conviens. Mais tout de même, pareils contrastes autour d’un écrivain, ce n’est pas si courant, cela méritait une attention particulière, un regard bienveillant. J’en ai touché deux mots à Éric Mazet, « celui qui sait tout sur Céline », avant de recueillir son point de vue lors d’une interview : « La Célinie est une véritable auberge espagnole. Chacun a son Céline et y met ses fantasmes. C’est du chacun pour soi et à couteaux tirés. […] Les délires de Céline incitent à l’hyperbole. » Serge Kanony, auteur d’un revigorant Céline ? C’est Ça !…, a mis le feu aux poudres quelques mois plus tard quand, poussé par un élan d’optimisme primesautier, il a tenté de me convaincre d’écrire un Dictionnaire amoureux de Céline. Bien qu’adressée à la mauvaise personne – Éric Mazet, à vos crayons ! –, cette belle suggestion a précipité les choses. J’ai pensé : pourquoi ne pas faire un recueil composé de textes rédigés par des lecteurs, une sorte de dictionnaire des amoureux de Céline ? L’absence d’ouvrages de ce genre dans la pourtant très riche bibliographie célinienne m’a conforté dans ce choix.

 

— Comment avez-vous contacté tous ces lecteurs ?

Comme l’a fait remarquer David Alliot dans les pages de Spécial Céline, cela faisait quelques années que je « harcelais les lecteurs de Céline pour qu’ils le définissent en un seul mot ». Débutée au mois de février 2013, cette campagne de prospection à utilisé divers moyens et supports de communication : appels téléphoniques, courriers postaux, courriers électroniques, réseaux sociaux, manifestations culturelles et artistiques, annonces, bouche-à-oreille… Nombre de contributeurs ont également participé à l’opération en jouant les entremetteurs ou, à l’image de Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, en me transmettant quantité d’adresses mail. Au total, ce sont près de trois cents personnes qui, d’une frontière à une autre, ont été conviées à rejoindre le « Céline’s Big Band ».

 

— Avez-vous opéré un choix dans les textes ?

Non. Si Céline écrivait pour être lu, il ne savait pas toujours par qui. Je me suis donc imposé une règle : abolir tout autre critère de sélection que l’intérêt porté à l’écrivain. Ce qui donne au final un panel de contributeurs très ouvert, transcendant notoriété, classes sociales (du gardien de cage à fauves dans un cirque à l’ancien secrétaire d’État, de l’artiste peintre au docteur en philosophie, en passant par l’employé, l’étudiant…), clivages politiques et idéologiques. Céline’s Big Band est par conséquent une œuvre s’adressant à un large public : aux lecteurs, amateurs ou érudits, comme aux historiens, aux sociologues, aux journalistes, aux psychologues et aux enseignants.

 

— Avez-vous tout de même écarté des témoignages ?

Je me suis refusé de porter un jugement guillotin sur les témoignages dès lors qu’ils n’étaient pas hors sujet ou rédigés dans l’optique de régler des comptes. Inutile d’évoquer plus en détail les très rares contributions qui, validées, auraient empêché la publication de l’ouvrage.

 

— Quel mot avez-vous choisi et pourquoi ?

Les cent trois contributions de Céline’s Big Band ont la particularité d’être classées par ordre alphabétique, ce qui n’est pas une originalité en soi, je vous l’accorde. J’ai néanmoins demandé à chaque auteur de choisir le mot qu’il jugeait représentatif de son texte, et c’est la somme de ces traits d’union qui constitue la table des entrées du recueil. Afin d’être encore plus clair sur mes intentions (que l’on me pardonne d’être insistant…), permettez-moi de citer Henri Godard, préfacier de l’ouvrage : « L’heureuse disposition des textes dans le recueil fait qu’on les lit tous du même œil. En effet, ils ne sont pas présentés sous le nom de l’auteur ni classés selon l’ordre alphabétique de ces noms. À chaque auteur a été demandé le mot qui lui paraissait emblématique de son témoignage, et les textes sont présentés dans l’ordre alphabétique de ces mots. À eux tous, ces cent trois mots dessinent comme les étoiles d’une constellation une figure de l’œuvre. Ce n’est qu’ensuite, le texte lu, qu’on découvre à sa suite le nom de l’auteur et les indications biographiques qu’il a livrées. »

L’auteur d’un témoignage a bien résumé la difficulté de l’exercice : « Au risque de me perdre dans les méandres de la subjectivité, je prends le parti délicat d’écrire en quelques lignes ce que m’inspirent les textes de Céline. Mieux, il faut faire court et résumer d’un mot. Quelques syllabes. Un seul vocable ! L’exercice est loin d’être aisé. Céline en un seul mot !… Vous me voyez inquiet. Car les raisons qui m’ont conduit à lui sont si nombreuses et si indiscernables que je serais en peine d’en rendre compte en quelques phrases. Il me faut donc tricher pour contourner l’obstacle. »

Le mot qui symbolise le plus fidèlement ma relation avec Céline est « Rencontre ». Pourquoi ? J’ai terminé ma contribution par ces quelques lignes : « La vie est faite de rencontres plus ou moins déterminantes. J’ai croisé la route de Céline il y a une vingtaine d’années, et je ne me lasse pas de cheminer à ses côtés. Ce compagnonnage est devenu essentiel. Si “la littérature est d’abord la rencontre entre celui qui, par ses mots, dit lui-même et son monde, et celui qui reçoit et partage ce dévoilement”, c’est à travers Céline que j’ai rencontré la littérature. Si la littérature “se définit comme un aspect particulier de la communication verbale – orale ou écrite – qui met en jeu une exploitation des ressources de la langue pour multiplier les effets sur le destinataire”, Céline représente le meilleur de la littérature. Pour finir, si “la littérature se caractérise, non par ses supports et ses genres, mais par sa fonction esthétique, la mise en forme du message l’emportant sur le contenu”, toute l’œuvre célinienne mérite d’appartenir à la littérature. Rencontrer Céline, c’est ainsi prendre le risque d’aimer la littérature. » Faut-il en dire plus ?

 

— Comment expliquez-vous une certaine retenue de la part des contributeurs à l’égard des pamphlets ?

Pudeur, discrétion, autocensure ou moindre intérêt pour les écrits polémiques, il m’est impossible de répondre avec certitude. Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Les Beaux Draps sont néanmoins abordés dans bon nombre de témoignages, et parfois de façon très positive. Tel ce contributeur évoquant son goût pour Mea culpa : « Au-delà de ses innovations stylistiques, de l’argot de ses deux premiers romans, du tourbillon picaresque du Pont de Londres, de la petite musique et de la finis Europae de la “Trilogie du Nord”, le Céline que je préfère est celui de Mea culpa – c’est là, plus que dans les autres pamphlets, qu’il est vraiment seul contre tous. C’est là qu’il met l’homme devant soi, et ce n’est pas un beau spectacle. » Ou celui-ci qui, avant de lire Bagatelles pour un massacre, trouvait « Céline indigeste » : « Le déclic, l’envoûtement sont récents, il y a quatre ou cinq ans peut-être, aux alentours du demi-siècle d’âge. Et ce choc, je l’ai eu à la lecture de Bagatelles pour un massacre récupéré sur Internet et pas republié depuis la guerre, dont certaines pages sont hilarantes, d’autres d’une tendresse, d’autres d’une prescience, d’autres enfin d’une beauté extraordinaire, bref un chef-d’œuvre. Et j’ai avalé d’un coup la “Trilogie allemande”, les autres pamphlets, la correspondance, qui surpasse à mon goût, celle de Flaubert et de Voltaire, relu épaté le Voyage et Mort à crédit, enfin tout le reste de Céline, écrit par lui, avec des textes parfois fastidieux à la première lecture, mais qui ravissent à la seconde, comme Féerie pour une autre fois ou Guignol’s band, ou écrit sur lui. »

D’aucuns évoquent les écrits de combats pour s’en offusquer : « Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres. À leur lecture, mes oreilles bourdonnent. Je transpire. J’admire l’œuvre d’un monstre. […] C’est dégueulasse ces choses-là, Ferdinand ! Comment t’as pu ? Tu me fais honte, Ferdinand. Je te vomis pour ça ! Tu as participé à leur inculquer la haine de l’autre. Comment as-tu pu ? Ferdinand !?! » D’autres s’interrogent, cherchent des explications : « Quant à savoir comment unir cet artiste – le visionnaire qui décèle les mensonges et l’envers des grands sentiments, capable en d’autres instants d’aimer tous les hommes et de déceler en eux des réserves inaccomplies d’amour – et le pamphlétaire qui éructe contre les Juifs en un temps où ils sont persécutés, humiliés, assassinés, je n’y suis pas parvenue. Pourtant je dois bien reconnaître que ces deux faces se rejoignent, qu’il s’agit du même homme ; alors j’imagine que ce délire antisémite est une façon d’exprimer sa fureur contre toutes les injustices et contre tous les abus de pouvoir, l’asservissement au grand nombre ? Ou bien peut-être a-t-il si bien pénétré le bon sens ou le mauvais sens commun qu’il participe à ses rancœurs, qu’il se satisfait comme lui d’un bouc émissaire sur quoi porter toute sa colère et se glorifier d’une vengeance aussi abusive que ce qu’il pourfend. » Alors que certains semblent ne pas en tenir compte : « Il y a un côté masochiste à aimer Céline quand on est juif. Si la Shoah n’avait pas eu lieu, nous n’aurions pas la même impression. La Shoah a rendu l’antisémitisme totalement incompréhensible. Si mes parents n’étaient pas venus à Toulouse, ils auraient été déportés à Auschwitz, c’est sûr. Je n’aurais pas été le même homme, je serais parti en Israël. Et je n’aurais peut-être plus été capable de lire Céline, tout aurait été changé. Mais comment juger de façon objective cette époque ? Il n’y a pas d’objectivité possible. Heureusement d’ailleurs, car nous ne pourrions plus apprécier Céline. Alors je passe outre. Ce salaud me fait rire. Et je m’en veux… Mais tant pis… Tant pis. »

 

— Pour quelles raisons les spécialistes universitaires de Céline sont-ils si peu représentés dans Céline’s Big Band ?

Tous ne sont pas absents – le premier d’entre eux, Henri Godard, a préfacé Céline’s Big Band –, mais ils sont en effet nombreux à ne pas avoir donné suite à mon invitation. Si Céline est une référence littéraire, dont la part d’ombre n’existe plus, ses lecteurs demeurent méconnus : on en parle, on les méprise parfois, sans les avoir rencontrés. Méfiance à l’égard du projet ? Pudeur ? Crainte de côtoyer des individus présumés « infréquentables » ? Il faudrait poser la question aux intéressés… Je m’interroge d’ailleurs sur l’absence de travaux ou de colloques savants consacrés aux lecteurs de Céline (à l’exception d’une thèse de sociologie, rédigée par Julien Grange : Céline d’un siècle l’autre : le trouble à l’œuvre). Un spécialiste a tout de même pris le temps de me répondre, et je lui en sais gré : « Cher monsieur je vous remercie de votre proposition, et comprends tout à fait, je crois, l’esprit de cette démarche. Mais je préfère pour l’instant m’en tenir, en ce qui concerne Céline, à des travaux de recherche proprement dits. Il me semble que le temps n’est pas venu de donner un tour plus subjectif à mon rapport avec Céline. Peut-être plus tard, qui sait ? Cordialement. »

 

— Qu’est-ce qui réunit finalement les contributeurs de ce recueil ?

Henri Godard a, me semble-t-il, parfaitement répondu à cette question : « Connus ou inconnus, et avec toute leur diversité, ils sont ici, à égalité, des lecteurs qui cherchent à dire ce que Céline a été pour eux lors de cette rencontre, et, pour presque tous, le reste de leur vie : non pas un écrivain pour écrivains, comme il en a périodiquement existé dans la littérature française, mais un écrivain qui, tout novateur qu’il est, et par là demandant parfois d’abord à son lecteur un effort d’adaptation, est capable de toucher quiconque, pourvu qu’il s’agisse d’un amateur de littérature. »

 

— A-t-il été difficile de trouver un éditeur ?

Pierre-Guillaume de Roux a répondu très rapidement. Contrairement à d’autres éditeurs qui regrettaient l’absence de personnalités bancables parmi les contributeurs, ou ne jugeaient les textes que d’après des critères purement littéraires, Pierre-Guillaume de Roux a compris le caractère nouveau, inédit d’un ouvrage qui donne la parole aux lecteurs de Céline, quels qu’ils soient. La diversité des témoignages – qu’est-ce qui fait qu’un écrivain fascine autant de gens différents ? –, le choix d’une expression libre, adaptée à la sensibilité de chaque intervenant (fond, longueur et forme), autant d’arguments qui ont su le convaincre de publier ce recueil, « passionnant de bout en bout ». Pierre-Guillaume de Roux s’est par ailleurs montré très respectueux du travail accompli. Il aurait pu exiger un autre titre, voire une autre illustration de couverture que celle réalisée par Bastien Bastien, ce qui n’a pas été le cas. Ou modifier l’ordonnancement des textes, préférant au classement par entrées une classification par auteurs. Rien de tout cela. Nous travaillons en étroite collaboration et, comme l’a fait remarquer un ami : « Pierre-Guillaume de Roux est bien l’éditeur providentiel. Céline publié par de Roux, c’est mythique. »

 

— Dans quelles circonstances avez-vous découvert Céline et pourquoi une telle passion ?

C’est au lycée que j’ai découvert Céline, au début des années 1990. Mon professeur de français, Jean-François Nivet, a eu l’idée saugrenue de faire étudier à ses élèves de première des extraits de Voyage au bout de la nuit. Les passages africains de Voyage m’ont alors procuré une sensation extraordinaire, inouïe, un genre d’envoutement. Comment expliquer semblable ensorcellement ? Je tente de l’expliquer dans ma contribution : « L’auteur de Mort à crédit m’interpelle, me décontenance, me stimule, me donne du courage, me décomplexe, me déculpabilise, m’enthousiasme, m’enchante, me tire vers le haut et m’extrait d’une existence ordinaire. Céline m’a chambouleversé : il est un exutoire, un antidote à la médiocrité, bref, c’est l’homme de ma vie. Son œuvre me paraît extravagante et invraisemblable, hors du commun, inclassable, inimitable et rare, donc unique, incomparablement stupéfiante, sans précédent, irremplaçable en somme. Un céliniste de la première heure, “faux diable” authentique, m’a mis en garde : “Attention à l’ineffable”. S’agit-il de cela ? »

 

— Comment définiriez-vous le génie de Céline ?

Une faculté créatrice hors normes, transcendante, capable de toucher un lectorat étonnamment varié, multiple, panaché. Qui peut en effet se targuer d’avoir un public aussi composite, bigarré, disparate que Céline ? N’est-il pas un cas unique dans la littérature française ? Henri Godard ne m’avait-il pas écrit, après avoir lu quelques extraits de ce qui s’appelait alors Dictionnaire des amoureux de Céline : « Si vous arrivez à faire un volume dont le centre de gravité serait ce genre de réactions, venant de la part de lecteurs de ce genre, ce serait un volume unique dans la bibliographie célinienne, et que Céline seul ou presque seul pourrait susciter » ? Les propos d’un membre du « Céline’s Big Band » vont dans le même sens : « Je me rappelle la confidence d’un bouquiniste : “Je vends des éditions originales de Céline à des ouvriers.” Et depuis trente ans, j’ai eu la surprise de rencontrer, au hasard de l’existence, de ces humbles qui ne sont les lecteurs que de Céline à qui ils vouent un culte exclusif. Je ne sais pas de commis-voyageur collectionneur de Montherlant ni de plombier lecteur de Proust. »

 

— Pensez-vous qu’il est temps de publier les pamphlets en France ?

La question ne me semble plus d’actualité. Qui veut lire les pamphlets peut se les procurer très facilement, inutile d’attendre leur publication en France. Les Éditions Huit, un éditeur québécois, les a réunis dans une édition critique établie, présentée et annotée par Régis Tettamanzi, un universitaire français, sous le titre : Écrits polémiques. Publié légalement au Canada, cet outil de référence, indispensable, réunit sous la même couverture : Mea culpa, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps, Hommage à Zola, À l’agité du bocal et Vive l’amnistie, Monsieur ! Il est également possible d’acquérir des éditions originales, ou contrefaites, à moins de vouloir les télécharger sur Internet. On ne peut donc plus évoquer les pamphlets sans les avoir lus.

 

— Séparez-vous l’homme de l’œuvre, le romancier du pamphlétaire ?

Opérer des scissions arbitraires dans ce qui relève, à mon avis, d’un ensemble équilibré, cohérent et homogène, me semble dénué de sens. Il est toutefois possible, et certaines contributions de Céline’s Big Band le montrent, de s’intéresser d’un côté à l’homme et d’un autre à l’œuvre, de ne pas juger l’homme d’après l’œuvre ni l’œuvre d’après l’homme. On peut également apprécier l’œuvre sans pour autant connaître la biographie de Céline, et préférer le romancier au pamphlétaire, quand ce dernier n’est pas occulté ou rejeté. Est-il néanmoins pertinent d’opérer un véritable distinguo entre « romans » et pamphlets ? Pouvons-nous considérer Féerie pour une autre fois comme autre chose qu’un écrit polémique, sans parler de la trilogie finale ou de la thèse de médecine ?

 

— Y a-t-il une part de démoniaque dans l’œuvre de Céline (je ne parle pas des pamphlets) ?

L’œuvre célinienne est indéniablement sulfureuse, subversive et transgressive, comme l’attestent certains témoignages. Une contributrice a d’ailleurs choisi le mot « Subversion » pour définir son texte : « Ainsi, j’ai retenu de Céline la subversion. La subversion littéraire avant tout, qui a fait de Voyage au bout de la nuit un joyau et un nouveau départ pour la littérature française. La subversion politique, qui a fait de cet auteur un homme banni et haï, et pour laquelle j’ai entretenu une indifférence de principe. Et enfin la subversion affective, tendant toujours vers l’outrance, la violence, la destruction et la mort. » Un céliniste historique a quant à lui jeté son dévolu sur le mot « Transgressions » : « Dans la grande atonie ambiante, la mélasse de bons sentiments et de propos édifiants dans laquelle nous pataugeons, Céline est un recours. J’ai rencontré un célinien disant : “J’aime moins Céline pour lui-même que par ce qu’il met en jeu.” Je me souviens aussi du “pied-rouge” qui, révolté par la stupidité du socialisme islamique émergeant dans la toute neuve République algérienne, lisait à très haute voix des passages des Bagatelles choisis au hasard. Venu d’un milieu populaire de gauche, il avait trouvé en Céline son antidote. J’ai oublié les textes mais pas que cela a été pour le jeune bourgeois que j’étais une initiation. » Concernant les aspects démoniaques dans l’œuvre de Céline, on peut utilement se reporter à l’ouvrage de Denise Aebersold, Goétie de Céline : « … le bien équivaut au mal. Tout Céline est parcouru de ce postulat : le bien n’existe pas, sinon en tant que fausse fenêtre du mal… »

 

— Comment expliquez-vous que Céline ne soit pas resté un épiphénomène et qu’il soit devenu une sorte de borne littéraire chronologique avec un « avant » et un « après » ?

Outre la révolution du langage parlé, Céline a apporté une musique, un lyrisme dans la littérature française. Les linguistes n’ont pas fini d’étudier la richesse de son art poétique. Sans cette richesse stylistique, on ne parlerait plus de lui. Interviewant Jean Guenot pour Le Bulletin célinien, j’avais posé la question suivante : Céline a-t-il réussi à substituer sa voix à celle des autres ? La réponse du linguiste fut sans équivoque : « Il n’a cherché que ça. Il est arrivé sur une île déserte et quand il est parti, elle était entièrement peuplée. » Serge July, co-fondateur de Libération, ne disait pas autre chose sur France-Inter, le 1er octobre 1997 : « Sartre était le parrain de Libération. Mais pour le style du journal qui s’est démarqué de celui des autres journaux, il faut remonter à Céline, car c’est lui qui a écrit pour le peuple, qui a écrit en langage parlé. C’est lui le premier, c’est lui la révolution. » Pour J.-M.G. Le Clézio, Céline est incontournable : « On ne peut pas ne pas lire Céline. […] La littérature française contemporaine passe par lui, comme elle passe par Rimbaud, par Kafka et par Joyce. Céline appartient à cette culture continuellement naissante qui est en quelque sorte le rêve de la pensée moderne. » Michel Audiard disait vrai : « Le père Céline, on lui doit tout. Sans lui, aucun auteur actuel n’écrirait, ou alors comme Duhamel. » Quant à Frédéric Dard, il rendait à César ce qui est à César : « Céline, c’est le patron. » Last but not least, Georges Steiner, dans Le Figaro du 19 août 2013 : « Sartre disait, à juste titre, que seul Céline survivrait à sa génération. Dans D’un château l’autre, quand Bébert s’échappe à travers les flammes, c’est du Shakespeare. Quant à Proust, il torturait les animaux, ce qui m’horrifie profondément. Mais je n’imagine pas la vie sans Proust, Céline ou Wagner. Nous sommes profondément en dette devant ces monstres. » Etc.

 

— Si vous ne deviez choisir qu’un livre de Céline, lequel serait-il ?

Avec raison, Éric Mazet vous répondrait ceci : « Question idiote. Toutes les œuvres de Céline n’en sont qu’une : l’histoire du XXe siècle. Il a abordé tous les sujets brûlants qui sont, hélas, encore d’actualité. La nature humaine, l’éducation, les guerres, le colonialisme, la destruction des animaux, les errements de la médecine, l’émotion esthétique… » J’ai quant à moi un faible pour Voyage au bout de la nuit, le plus méchant de tous les livres de Céline. C’est un chef-d’œuvre littéraire qui, je le ressens intimement, m’accompagnera jusqu’à la fin. Il a non seulement été mon premier choc littéraire, mais plus encore un bouleversement intérieur, spirituel. Je ne vis plus de la même façon depuis que « ça a débuté comme ça ». Naturellement, d’un point de vue stylistique, Mort à crédit lui est supérieur. En 1937, pour défendre son deuxième « roman », Céline ne s’adressait-il à Jaroslav Zaorálek en ces termes : « En réalité, Mort à crédit est infiniment supérieur à tous égards à Voyage. C’est de l’expression directe, le Voyage était encore littéraire, c’est à dire merdeux, par plus d’un côté. La critique, comme le public, aime avant tout le faux, le simili, l’imposture. Il fuit l’authentique » ? À n’en pas douter, il avait visé juste. Et ce n’était que le début d’une odyssée stylistique sans pareille. Mais « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». Pour reprendre les propos d’Henri Godard, « nous sommes tous partis du même choc. Le reste est affaire de situation personnelle. »

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (mai 2015)

 

Émeric Cian-Grangé, Céline’s Big Band, Pierre-Guillaume de Roux Éditions, mai 2015, 400 pages, 25 €

 

(1) Julien Grange, Céline d’un siècle l’autre : Le trouble à l’œuvre. Éléments pour une approche multidimensionnelle des œuvres littéraires. Thèse dirigée par Pierre Le Quéau. Université de Grenoble, École doctorale SHPT – Sciences de l’Homme du Politique et du Territoire. Laboratoire de Sociologie de Grenoble EMC2. Émotion-Médiation-Culture-Connaissance. 21 février 2013. Déposée à l’IMEC.

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