Interview. Patrick Tudoret : « Je crois à la puissance de l’aube »

À travers cet essai aussi brillant qu’érudit, Patrick Tudoret nous propose une réflexion en forme de méditation philosophique sur la notion de bénévolence – manière d’être et d’agir pour le bien de l’autre en l’aidant à croître comme soi-même en humanité – qui ouvre un chemin possible vers un monde meilleur en réintroduisant du sens dans nos existences. De la plume cristalline, puissante et poétique qu’on lui connaît, l’auteur signe ici un ouvrage majeur empreint de lumière et d’espérance.

Quelle différence entre bienveillance et bénévolence ?

En fait, bienveillance est la traduction littérale de bénévolence : bene volens, la veillanceou veuillance exprimant aussi la voulance, la volonté. Pourtant, ce n’est plus du tout ainsi que nous l’entendons. Le mot a été spolié de son sens, manifestant distance et parfois hauteur quand la bénévolence est proximité et amour. C’est pourquoi j’ai voulu exhumer ce mot très présent pendant des siècles dans la philosophie : c’est l’amor benevolentiae des Latins et des pères de l’Église, mais aussi de Thomas d’Aquin, Descartes ou La Ramée.

À quels travers de notre époque la bénévolence permet-elle de s’opposer avec force ? 

À cette folie nihiliste qui plombe notre Occident trop plein de vide et se repaît de narcissisme, d’individualisme, de relativisme, d’identitarisme, de repli sur soi ou de soumission à la marchandisation, au divertissement-roi.

La bénévolence est-elle un concept abstrait réservé à une élite ou, au contraire, pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets permettant de la mettre en pratique dans notre agir au quotidien ?

Bien au contraire, elle est l’amour en acte, une de ses plus belles formes et ouverte au plus grand nombre. Je vois en elle un « Big bang » intérieur. Elle est cet élan vers l’autre qui souhaite sa réalisation, son propre accomplissement. C’est, comme le dit le philosophe Nicolas Grimaldi, l’image de deux instruments de musique qui sonneront d’une certaine manière lorsqu’ils sont déparés, mais atteindront la pleine harmonie en le faisant ensemble. Sa tessiture est large et une simple parole échangée avec l’autre peut être de la bénévolence, comme le sacrifice à son profit (on peut penser à celui du Colonel Beltrame qui a ému la France entière) peut en être la plus haute expression.

Pourquoi cet essai sur la bénévolence ? L’ouvrage me semble procéder d’une idée qui était en germe dans votre roman L’homme qui fuyait le Nobel, paru chez Grasset, en 2015, et désormais en poche. Qu’en pensez-vous ?

Oui, en effet. Le socle, en quelque sorte, de mon roman était ce mot si fort de Bernanos : « L’enfer, c’est de ne plus aimer. » Or, on voit trop dans ce monde, parfois déserté par le sacré (je parle de l’Occident parce qu’ailleurs il est au cœur de presque tout), que l’amour et l’autre font peur ou que, pour flatter des intérêts personnels, un ego hypertrophié, ils sont évacués de notre champ visuel.

Votre essai n’épargne pas notre société postmoderne. Vous fustigez notamment l’hyperconsommation et les réseaux sociaux. La critique acerbe de notre époque est loin d’être consensuelle. La situation est-elle si noire ? 

En fait, je crois – et c’est le titre de mon dernier chapitre – à la puissance de l’aube. Je pense qu’il faut mourir à certaines choses pour mieux renaître à d’autres. Donc faire le deuil lucide d’un monde souvent infréquentable pour embrasser une « violente espérance », pour paraphraser Apollinaire. Ma vision est assez critique, mais elle n’est pas noire, loin de là, et je pense, comme le sociologue américain Steven Pinker, qu’il y a de nombreux motifs d’espérer. Ceux qui croient que tout était mieux avant se trompent autant que ceux qui pensent que tout est mieux aujourd’hui. L’Histoire humaine est bien plus complexe que cela. 

Selon vous, la bénévolence serait à même de refonder profondément notre rapport à autrui et au monde. Pouvez-vous nous parler de cet esprit de don qui l’anime comme de cet élan et ce goût du risque dont elle est porteuse ?

Oui, comme le dit Paul Ricœur, grand penseur de l’altérité « Le plus court chemin de soi à soi, passe par autrui. » On ne serait rien sans les autres, mais il faut accepter de prendre quelques risques pour aller vers eux. La vie est risque sous peine de n’être qu’une mort lente, une implacable pétrification. L’esprit du don est, entre autres, ce qui permet d’aller vers l’autre sans calcul. On peut tuer à bout portant, mais c’est à bout touchant que l’on aime.

L’amour, l’art et le sacré, dont la bénévolence se nourrit, sauront-ils sauver le monde ?

Je ne sais – pour avoir lu mon livre, vous savez que je ne verse pas dans l’angélisme et que je me méfie des « bons sentiments » –, mais ces trois armes de construction massive, comme je les appelle, nous ont permis de bâtir le monde. Faisons en sorte qu’elles continuent à agir dans nos sociétés, plutôt que la haine, le matérialisme crasse, l’individualisme ou l’indifférence. « La beauté sauvera le monde », a dit Dostoïevski. Je l’espère. Ce dont je suis sûr, c’est, comme le pensait un certain Victor Hugo, qu’« aimer c’est agir. »

Propos recueillis par Cécilia Dutter (avril 2019)

Patrick Tudoret, Petit traité de bénévolence, Tallandier, mars 2019, 208 pages, 15,90 euros

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