Giono & la littérature universelle

Pourquoi un tirage spécial hors numérotation alors qu’il existe six tomes dans la Pléiade qui regroupent les Œuvres complètes de Jean Giono ? Parce qu'il est le plus grand romancier de son temps, affirmait Roger Nimier en 1952, année de la publication du Moulin de Pologne, ce chef-d’œuvre romanesque du Destin trop peu lu…
Avec ce nouvel opus, vous allez pouvoir traverser quatre décennies d’écriture depuis son point de départ, Colline, à son dernier roman publié six mois avant sa mort, L’Iris de Suse ; un florilège difficile à établir tant l’œuvre est considérable. Mais avec, tout de même, une sorte de colonne vertébrale qui oriente le tout, ce Roi sans divertissement qui, selon Pierre Michon, est un sommet de la littérature universelle.

Ce qui caractérise les romans de Giono, c’est cette impulsion donnée dès les premières lignes, cette marche en avant vers l’inconnu qui emporte le lecteur qui s’amourache d’emblée pour les personnages : le fils de Matelot, l’auto-stoppeur, monsieur Joseph… Tous membres d’un récit qui se bâtit sur des questions impérieuses qui éveillent cette dépendance à la curiosité dont Giono était lui-même constamment animé dans son travail créateur et qu’il plaît à représenter dans les personnages qu’il invente…

Deuxième personnage et tout aussi indispensable chez Giono, la nature ; mais pas celle que l’on imagine habituellement ni celle, réductrice, de la seule Provence. Mais plutôt une nature qui ne serait pas forcément un idéal, même s’il exprime parfois la grandeur de l’ordre cosmique, l’harmonie du cycle des saisons, etc. qui fait penser à une perception d’un monde idéal avec le sentiment de plénitude qui naît parfois de cet accord avec la nature : Le monde est là. J’en fais partie. Mais il n’y a pas d’idéologie dans ce constat. Le poète qui se cache derrière le romancier traduit avec ses mots l’expérience sensible qui est sienne pour tenter de la restituer avec la saveur perçue, non pour imposer un pseudo savoir.
L’usage riche et varié des métaphores employées par Giono peut s’entendre comme une tentative de recherche d’un moyen d’expression capable de relier êtres, éléments et règnes qui composent notre monde au-delà de toutes les frontières qui les séparent… L’auteur veut signaler ce flux qui traverse l’univers, mondes animal et végétal : une écriture métaphorique qui assure l’intégration à la nature ainsi nommée du sujet qui la nomme. Mais une nature qui évolue toutefois, entre des chroniques et des romans plus ancrés dans un Sud imaginaire.

Embarquez-vous dans cet étonnant vaisseau littéraire qui s’ouvre avec l’étrange sobriété poétique de Colline (1929) pour glisser vers une combinaison lyrique qui embrasse le roman d’aventures (Le Chant du monde) avant d’honorer Melville puis d’aborder ce Roi sans divertissement qui déroule un dispositif complexe de récits gigognes, qui font de la voix narrative elle-même un objet d’interrogation, et aux silences, aux ellipses qui culmineront dans L’Iris de Suse une des plus belles innovations narratives… Giono prédit, en quelque sorte, ce qui va devenir le Nouveau Roman, tout en en offrant une autre interprétation avec Le Moulin de Pologne qui voit, cette fois, un seul narrateur mais dont le témoignage porte à discussion. Un narrateur au discours suspect qui fait de Giono le contemporain de Sarraute ou Beckett voire du Des Forêts du Bavard.

En refermant ce volume, vous aurez compris que les romans de Giono – surtout ceux réunis ici – portent en eux une part d’ombre, et laisse parfois un goût d’inachevé, d’incompréhension ; et c’est tant mieux ! On ne voit jamais les choses en plein, dit le narrateur du Roi, ne l’oubliez pas ; nous ne sommes pas dans un polar mais bien dans une digression littéraire, donc tout ne peut être élucidé… Vous ne connaîtrez jamais le mot de la fin !
Mais le plaisir n’est-il pas dans l’escalier, c’est bien la recherche qui procure la joie, non l’aboutissement. Avec Giono vous ne serez jamais déçu.



François Xavier

Jean Giono, Un roi sans divertissement, et autres romans, tirage spécial, préface de Denis Labouret, relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, mars 2020, 1360 p.-, 60 € (puis 66 €) jusqu’au 31 août 2020

 

Ce volume hors numérotation contient :

Préface, jalons chronologiques, avertissement – Colline ; Le Chant du monde ; Pour saluer Melville ; Un roi sans divertissement ; Mort d’un personnage ; Faust au village ; Le Moulin de Pologne ; L’Homme qui plantait des arbres ; Ennemonde et autres caractères ; L’Iris de Suse ; notices et notes, bibliographie

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