Jean Muno, une oeuvre nommée "Malaise"...

Jean Muno (1924-1988) a laissé dans les lettres belges une empreinte discrète, dont on éprouve cependant la profondeur et l'importance à chaque fois qu’il se voit réédité.


Fils de l’écrivain Constant Burniaux, Jean était pour ainsi dire déterminé à devenir romaniste de l’Université Libre de Bruxelles puis professeur à l’École Normale Charles Buls de la même ville. En 1957, l’homme s’installe en région brabançonne, dans un village au nom qui semble lui aussi prédestiné : Malaise. Et la situation de sa maison double l’étonnante sémie du toponyme, puisqu’elle est sise sur la frontière linguistique ! Ce chevauchement identitaire et au débouché quasi schizophrénique couturera notamment les pages de son Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982, Jacques Antoine).


En rééditant le recueil de ses Histoires singulières, les Éditions Espace Nord saluent plutôt le Muno en veine de réalisme magique. Le texte inaugural, intitulé Le Mal du pays, est un salut évident à la mémoire de René Magritte, et une lecture du tableau homonyme, où la silhouette d’un ange sombre, accoudée à un parapet, contemple un lointain qui se dérobe au spectateur de la toile. Au milieu du pont, un lion placide toise le témoin de la scène, symbole de quelle Belgique sur le flanc… Faut-il préciser que cette toile date de 1940 ?


En quelques pages, Muno campe l’art poétique qui présidera à l’imaginaire distillé dans chacune de ses narrations, où l’incongruité le dispute à l’ineffable, où l’anodin est cette grenade qui, dégoupillée, dégorge les mille pépins de son intrinsèque mystère. Qu’il s’agisse d’un gant, d’une dame-au-chien, d’un fantôme, tous les objets et les personnages hantant ces contes biaisés manifestent une énigme qui renvoie le lecteur à la question de sa présence au monde. Quiconque s’aventure dans ces univers forclos est voué à verser dans le décor – comme on le dit des véhicules accidentés – et à passer derrière les apparences, pour éprouver une expérience de déstabilisation intégrale. Le temps se suspend, s’abolit, puis se ressaisit brusquement, et laisse son voyageur pantois.


Un pareil livre ne se referme pas, il demeure entrouvert jusqu’à la dernière ligne. Ou, à l’instar de ces béantes portes magritiennes, dont seule la clenche flotte dans le vide, il offre un accès à d’autres pièces curieuses, et vers lesquelles on n’a qu’une hâte: se précipiter. Par exemple le bijou d’ironie qu’est Le Joker, le beau petit lot des Histoires griffues ou encore le chef-d’œuvre Ripple-marks. Entrez sans frapper, l’esprit de Muno s’en chargera pour vous.


Frédéric Saenen


Jean Muno, Histoires singulières, Postface de Thomas Vandormael, Espaces Nord n° 332, novembre 2014, 236 pp., 8,5 €

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