Le grand classique culinaire de Marcel Rouff, "La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet"

Marcel Rouff (1887-1936) est l'un des fondateurs avec Curnonsky de l'Académie des gastronomes. Poète et romancier, il a publié de nombreux ouvrages assez éclectiques pendant sa vie. Mais seul La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet est passé à la postérité. Le livre a été souvent réédité depuis sa parution.

Dodin-Bouffant est un Brillat-Savarin à la sauce IIIe République. Le célèbre gastronome, mort en 1826, auteur de la Physiologie du goût est ici réincarné dans la peau d'un bourgeois esthète, épicurien, radical, généreux qui représente tout ce que l'esprit républicain a de plus enviable. C'est un saint dont Rouff dresse le portrait. Le titre déjà sonne comme une hagiographie, une hagiographie laïque et profane.

À travers la cuisine s'exprime le Génie français

Il s'agit d'élever la cuisine à la hauteur des Beaux-Arts, de démontrer que c'est par elle que s'exprime le génie français. « La grande, la noble cuisine est une tradition de ce pays. Elle est un élément séculaire et appréciable de son charme, un reflet de son âme. […] partout ailleurs, on se nourrit ; en France seulement on sait manger. », écrit Rouff dans sa « Justification » qui ouvre le livre. Phrase qui est une simplification – comme le dit Rouff lui-même - de la célèbre formule de Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ». La France éternelle est toute présente dans sa cuisine. Grâce à elle, la République, et plus particulièrement la troisième du nom, se place ainsi dans le respect de la tradition, se donne des lettres de noblesse, s'insère dans la longue Histoire, et perpétue, en le sublimant, le riche héritage. La France, ce n'est pas la monarchie de droit divin, ce n'est pas un territoire qui s'est constitué au fil des siècles par la volonté de rois guerriers, la France, ce n'est pas la fille aînée de l'Église, la France ce n'est pas un pays conquérant qui se transforme en Empire. Non, la France, c'est une tradition culinaire unique, qui remonte aux Gaulois. Voilà ce que nous dit Marcel Rouff.

La France, ce seraient les Banquets républicains des radicaux qui l'incarnent le mieux. J'ai connu quelqu'un dont la grand-mère possédait un petit restaurant au début du XXe siècle. Il avait récupéré les menus qui étaient servis lors de ces banquets. Ceux-ci étaient parfois composés de pas moins de trente plats ! On dit que c'est le Parti radical qui aurait inventé la France du savoir-vivre et du bien manger. La victoire du radicalisme, c'est le triomphe du bourgeois laïc, celui qui a promulgué les lois de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État, bon vivant, celui a gagné la Grande Guerre C'est le radical Georges Clémenceau qui mène la France à la victoire à Verdun. L'Allemagne est considéré comme l'Anti-France par excellence. Une incompatibilité sui generis unit les deux pays en quelque sorte.

Il faut se rendre compte que la République est encore un régime très jeune. La « Gueuze » comme l'appelle ses ennemis est attaquée sur sa gauche (attentats anarchistes) et sur sa droite (l'Action française est très influente).

Un livre comme un manifeste

Défense et illustration de la République aurait pu prendre comme titre ce livre. Car c'est un livre manifeste mais qu'on lit avec beaucoup de plaisir. L'intrigue est assez simple. La cuisinière de Dodin-Bouffant meurt au début du livre. C'est une véritable catastrophe. Car Eugénie Chatagne savait avec excellence mettre en pratique les inspirations culinaires de Dodin-Bouffant. La recherche d'une remplaçante va mobiliser également les quelques rares amis que le gastronome reçoit encore à sa table. Ils ne sont plus que trois, l'amitié passe par le palais et le ventre, et Dodin pratique un élitisme (tout républicain) sans concession pour choisir ses convives. Trouver une nouvelle cuisinière est une véritable affaire d'Etat. Dodin qui n'est pas de marbre – il y a de très beaux passages sur les liens assumés entre le ventre et le bas-ventre, l'un inspirant l'autre et inversement – sera à deux doigts d'engager une cuisinière exécrable mais tellement jolie fille.
Mais, Dodin est un saint, la cuisine est une vocation, le désir sexuel est à bannir s'il corrompt les plaisirs de bouche, c'est l'Abbé Dodin-Bouffant. L'épisode de la mystérieuse admiratrice en est une belle illustration. Invité chez elle à déguster un repas d'excellence, il refusera de s'unir charnellement à cette femme par respect pour le génie de sa cuisine.

Dodin triomphera du Prince d'Eurasie qui espérait lui en remontrer. Le triomphe de la République sur l'Ancien Régime. Il ira jusqu'à épouser sa nouvelle cuisinière qui n'a rien d'attirant pour éviter qu'elle se laisse débaucher par le Prince d'Eurasie qui a reconnu sa défaite et l'immense talent de celle-ci.

Le livre se terminera par un voyage dans une ville d'eau en Allemagne pour soigner une crise de goutte aiguë. Là-bas, il rencontrera un philosophe allemand platonicien qui louera la cuisine mais comme une Idée, un concept. Il a écrit un livre intitulé La Métaphysique de la Cuisine ( à mettre en parallèle avec la Physiologie du goût). Le sang épicurien de Dodin ne fera qu'un tour. Il vivra ce séjour comme un chemin de croix.

Si l'on fait abstraction de la lourdeur caricaturale avec laquelle est barbouillé un portrait de l'Allemagne, de ses habitants et de sa cuisine, ce passage trouve un écho aujourd'hui. Marcel Rouff n'aurait pas pu imaginer que l'on puisse sacré comme meilleur cuisinier du monde, un chef dont l'une des spécialités est le biscuit de gingembre et de kumquats cuit à l’azote liquide – « Un Espagnol, un Wisigoth, un Allemand donc ! », se serait sûrement exclamé Dodin. La cuisine moléculaire, c'est un peu la métaphysique de la cuisine. Le combat de Dodin contre l'esprit allemand, combat gagné d'avance dans le livre, était loin de l'être, le vaincu sur le papier attendait que l'opportunité se présente pour terrasser l'ennemi gaulois. La controverse entre cuisine du terroir et cuisine chimie, une cuisine « scientifique » défendue en quelque sorte dans le livre par ce philosophe allemand a tourné à l'avantage de la deuxième pendant quelques années. La cuisine française, celle qui met en avant les produits locaux, le goût de la terre et de l'homme qui les a produits, le mijoté, le mitonné, etc., a été bien malmenée pendant quelques années, et heureusement aujourd'hui, la victoire semble changer de camp, mais l'ennemi n'a pas encore capitulé. Cette cuisine scientifique a eu bien sûr le vent en poupe car elle agissait en parfaite alliée de la mondialisation, de la globalisation comme disent les anglophones, qui cherche à détruire toute spécificité régionale, tout caractère régional, tout terroir, toute racine. L'azote liquide est le même à Dublin, à Madrid, à Paris, à Rio de Janeiro.

Philippe Menestret

Marcel Rouff, La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, Editions Sillage, janvier 2010, 190 pages, 13,50 € 

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