Eugène Martel : les pinceaux brisés

Martel et Giono 1935

Septembre 1939. Le 28, une délégation composée de Martel, Paul Bourdin et Edmond Pascal descend à Manosque demander à Giono d'intervenir auprès de ceux qui l'ont libéré pour que les circonstances atténuantes soient accordées à des jeunes insoumis du Plateau et d'Apt qui désirent revenir sur leur décision sans courir le risque d'être fusillés.
Giono donne une réponse évasive à Martel et lui dit la fameuse phrase : Comment, vous, Martel, un artiste, mélangez-vous l'art et la littérature aux problèmes de la vie courante ? 
C'est un Martel effondré qui quitte la maison de Giono pour rejoindre le Revest. Après un moment de prostration, il cherchera Précisions et remplacera les trois mots célèbres Feu Romain Rolland par ceux-ci : Feu Jean Giono. Et il brisera ses pinceaux.
D'autres s'occuperont des jeunes et ils ne seront pas fusillés.

Pierre Martel (1923-2001), à la page 82 du numéro spécial Martel de la revue Alpes de Lumière.

 

Devoir donner réponse à un correspondant m'offre, du même coup, le sujet de ce nouvel article concernant, celui-là, la rupture violente survenue au début de la dernière guerre entre deux proches du peintre Serge Fiorio et parmi les plus fortes personnalités artistiques que la haute-Provence ait portées : Eugène Martel, le peintre de Revest-du-Bion, et son ami Jean Giono, l'écrivain de Manosque.

En effet, l'amitié Martel-Giono n'a pas survécu à l'épreuve de la guerre en laquelle il leur a fallu, chacun, prendre position : Martel se rangeant du côté de la Résistance et Giono pratiquant un certain passifisme, comme j'aime l'orthographier pour le traître jeu de mot, sans plus, puisque de toute évidence et de toute façon personne ne peut plus guère – et moi bien sûr le premier – objectivement juger de quoi que ce soit de tout cela sur pièces.
Il n'y a même pas à parier : plus le temps passera, plus le voile recouvrant la vérité des faits risque de se troubler encore davantage, sinon jusqu'à devenir opaque, la faisant ainsi peut-être sonner faux à jamais. Pour témoignage, ne subsistera hélas bientôt plus – seuls les écrits restent, comme dit l'adage – qu'un seul et unique son de cloche : celui fourni par Giono dans son Journal de l'Occupation en lequel il se livrerait à loisir, sincère avec lui-même, sans masque et sans vergogne. J'écris livrerait car j'avoue ne pas l'avoir lu, n'en ayant seulement qu'une infime connaissance de par la lecture de quelques rares mais cependant terriblissimes "échantillons" à charge de l'auteur.
Aussi, personnellement, en tenant compte de tous les autres divers éléments que j'ai pu par ailleurs connaître et en soupeser la valeur, je tiens le Giono de l'époque pour – au bas mot – un particulièrement grand inconscient de la situation comme de la bonne mesure de sa propre responsabilité devant la gravité – pourtant extrême, maximale – des événements. Pour très facilement s'en convaincre, il n'y a qu'à penser, entre autres, à deux choses : aux photos de lui publiées dans Signal, impliquant sans façon au passage son ami, sinon de toujours, du moins le plus cher, l'intègre Lucien Jacques – ce qui les fâchera aussi, mais pas définitivement –, et au projet accepté, hyper-mégalo, d'une possible rencontre personnelle avec Hitler pour tenter – si j'ose me permettre d'écrire – de calmer le jeu...
 

Martel autoportrait

L'efficacité maximale de tout pacifisme étant, me semble-t-il, par nature avant tout préventive, une fois la guerre déclarée, l'attitude entêtée de Giono ne pouvait plus que pour le moins le placer complètement en porte-à-faux de toutes parts, y compris alors vis-à-vis de lui-même et de ses propres convictions puisqu'il se rendit à Digne pour bel et bien y répondre à l'ordre de mobilisation.
À côté de lui – mais bientôt de front –, dans son admiration d'un bloc et sans borne, aveuglante au bout du compte, pour une œuvre littéraire qu'il qualifiait carrément de messianique, Martel avait, par cet enthousiasme sans doute au fond quelque peu exalté – sinon délirant - vite ou tout de suite oublié que – par la suite ne lui déplaise – l'auteur ainsi encensé et doré à l'or fin par ses propres soins était aussi, et pas moins que quiconque, d'extraction humaine ; assorti donc, comme il se doit, de tout un barda de défauts, travers, faiblesses, de natures et calibres divers !
Ceci et cela faisant qu'il fut donc fatal au moment, crucial entre eux, de l'inévitable rupture, que Martel soit doublement tombé de très haut, terriblement meurtri, le cœur fendu, stupéfait, au bord de s'arrêter de battre dans sa poitrine.
Doublement car, se trouvant ainsi trahi en esprit et jusqu'aux moelles par Giono mais, dans le même temps et par voie de conséquence, tout aussi brusquement désavoué "en interne" ; l'évidence s'étant par là brusquement faite jour en lui de sa forte auto-illusion à propos de l'écrivain et de son œuvre qu'il vénéra jusque-là, autant qu'il le pût. À la suite de quoi, Martel brisera ses pinceaux. Se punissant ainsi tout seul et de lui-même ; mais, à mon sens, pour deux. Au plus profond, c'est certain, quand, observant de près ses tableaux pour en capter le sens et l'essence par-delà toutes leurs qualités picturales, on se rend compte de tout ce que l'art de peindre, la voie de la peinture, sa méditation, représentaient pour lui comme moyens – piolet, cordes ou échelles – dont il usait d'une façon ou d'une autre au quotidien en sa quête intérieure pour – mystique à sa façon – ne pas se perdre, se hissant grâce à eux toujours encore un peu plus haut si possible, sur le plan spirituel. Aussi, je crois deviner là, dans ce geste hautement significatif de sa part, non pas une forme occulte de suicide, encore moins celle d'un appel au secours, mais bel et bien une forme de sabordage, non pas physique – quoi que, en partie forcément – mais avant tout spirituel justement. Une soudaine perte de la foi en lui-même puisqu'il était, se savait et donc se reconnaissait, peintre avant tout. Là, sans aucun démenti.
De cette détresse incommensurable subie à l'improviste – désespérante même et, sorte de nuit de l'esprit, n'en doutons pas, pour cet hypersensible – émergera pourtant (tour de force intérieur incroyable mais ô combien salutaire et réussi) l'ultime, très fort et très émouvant autoportrait en buste finalement peint, en 1944, au Revest avec des pinceaux neufs – juste avant que de descendre à Bollène finir ses vieux jours chez ses neveux accueillants et compréhensifs. Autoportrait-souvenir peint pour répondre à sa demande et être donc offert de grand cœur en ex-voto de remerciement et de reconnaissance à l'aubergiste Bonniol qui prit tant soin de ce célibataire, si longtemps, comme de l'un des siens, d'un frère, quoi qu'ils ne fussent pas parents.
Autoportrait nous révélant, contre toute attente, un Martel réconcilié – sinon avec Giono – du moins, alors bien plus important, avec son âme sur le départ, en appareillage : paisible et reposé, à l'interface exacte entre la vie et l'au-delà, baigné d'une étrange et douce lumière transfigurante et, sans aucun doute possible, déjà au trois quarts détaché de tout !
Cette peinture des tout derniers temps de sa vie, et l'ultime de son activité de peintre, est un sommet de plus atteint en son art, en même temps qu'une stèle, une épitaphe, un mémorial à vrai dire. Le constat aussi, par cette œuvre lumineuse également éclatante de maîtrise, d'une vie finalement et d'autant plus pleinement réussie qu'elle avait été des plus difficiles et douloureuses du début jusque vers la fin.

 

André Lombard

PS : rien que de l'avoir brièvement évoqué, je frissonne encore comme au moment où j'ai pu tenir ce bouleversant chef-d'œuvre de la peinture française quelques instants en mes mains, un beau jour au Revest-du-Bion chez la fille, ou la petite fille, de Bonniol.

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Serge Fiorio, semeur de songes.

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