"Tombeau pour le collège", ou le désenchantement acerbe d'une jeune prof

« O tempo''a ! O mo''es » 
(Cicé''on, cité par Goscinny lorsque la horde de deux gaulois indestructibles coule, une fois de plus, le bateau pirate).

Loin de la salle des profs riante et quelque peu édulcorée qui sert d'image commune, Tombeau pour le collège nous déporte sur le front de l'éducation nationale, et c'est un professeur d'histoire qui nous y emmène, dans un deuxième tome bien plus amer que le précédent sur le tristement célèbre collège ZEP du 93. Le narrateur-personnage, d'ailleurs, s'apparente davantage à un Indiana Jones en jupons qu'à un Pierre Chaunu en amphi...

Indiana Jones et le collège perdu

C'est toute la trilogie du célèbre archéologue qui défile dans cet ouvrage. Tout d'abord, le temple maudit dont la route est obstruée par de nombreux pièges mortels pour le voyageur imprudent. Indigènes assis sur les marches ou à l'affût sur le chemin du métro, rien n'est épargné au professeur qui tente de sortir du collège. Elle doit alors ravaler sa dignité et enjamber les squatters des marches, ou affronter leur mauvaise foi insipide. Cette épreuve franchie, ce n'est pas terminé : l'enseignant de Seine-saint-Denis rase les murs pour échapper aux avalanches d'insultes qui peuvent surgir à chaque coin de rue : la station de métro est un vrai trésor durement conquis.Rien de plus triste qu'un lieu vidé de son âme : ce collège de la République, avec ses salles de classe, sa cour de récréation, ses professeurs, ses élèves, n'est qu'une façade vide, une illusion grise : là est le temple maudit.Mais c'est aussi une arche perdue, qui, prenant l'eau de toutes part, tente vainement de garder le cap et d'enseigner la citoyenneté avec des enfants d'origines multiples (« Combien de nationalités ce matin ? ») qui détestent les gitans et les juifs, jettent leur chewing-gum par terre et autres joyeusetés...

Cependant le professeur tente ici sa dernière croisade, et de temps en temps arrive à entrevoir le Graal : la grâce d'un cours qui captive les élèves, l'enthousiasme inespéré suscité par l'étude d'un sujet pourtant démodé... autant de rayons de soleil qui viennent perturber la brume calme et triste d'une profonde désillusion.

Désillusions et décadences

Il est beau, pourtant, le langage du désenchantement ! Beau comme un chant du cygne. Mara Goyet manie l'ironie, ce « poison noir », en véritable virtuose. Le bel accord de l'éducation nationale ne fonctionne plus, il entre en plein dans la dissonance, et produit autant de fausses notes dont le narrateur se fait l'écho dans son style mordant.

Les cartes sont posées très vite : Mara Goyet pointe le doigt sur les éternelles nuances que l'on peut apporter à son discours sans concession : « il y a des élèves extraordinaires », « il y a des professeurs formidables », « il ne faut pas céder aux sirènes de la décadence », « ce sont des pauvres gamins »... pour aussitôt conclure par un retentissant : « Bien récité, bien creusé, vieille taupe ».

La taupe n'est pas myope, mais écœurée par le fossé qui se creuse entre les discours et les faits. « La pute, c'est moi, voilà », répond-elle de façon retentissante à ceux qui lui disent que lorsqu'un enseignant est insulté, c'est en fait l'institution qui est visée.

Pas de langue de bois, donc, mais une langue à l'acide sulfurique. Comment pourrait-il en être autrement lorsque l'on survit dans un milieu où l'on entend sans cesse des paroles si spontanées et cadrant si mal avec le discours pédagogique ? Une illusion est aussitôt suivie de son revers, dont voici quelques « fleurs du mal » :

- « Son mari, il doit pas rigoler tous les jours ! » (conclusion d'un élève à un cours sur le droit des femmes)- « En plus, c'est un prof gentil, il ne le méritait même pas. Non, parce-que certains, une bonne correction, c'est tout ce qu'il leur faudrait » (réaction sincère d'un élève à l'agression d'un professeur du collège). 

Nous n'évoquerons même pas cet élève pacifique, venu armé au collège dans l'intention charitable d'aider une camarade à se suicider, cela en ferait trop...

Et quand la mélodie reprend, celle de la Belle-Hélène, en l'occurrence, opérette étudiée avec passion par les élèves de sixième, elle devient des cris assourdissants dans le couloir : ainsi en est-il dans ce lieu où se corrompent tous les occupants.

Hannah Arendt « (ah, il serait temps) » est placée à la toute fin du livre, comme une dernière pirouette pour étayer cette démonstration de la crise, de la mort de la culture. Dix ans suffisent au professeur pour prendre conscience de cette dégradation : elle qui frémit, quand, au début de sa carrière, on lui annonce qu'elle aura UN élève a-scolaire et difficile, fait le constat amer, dix ans plus tard, que l'exception est devenue une règle. La plus parfaite cité ne résiste pas à la lente et terrible corruption du temps, disait le vieux Platon. Cette inexorable dégradation entraîne dans son terrible mouvement élèves et professeurs. Mara n' est pourtant pas arrivée à l'âge canonique, et pourtant elle se sent retranchée dans le camp des « vieux », face à ces jeunes enseignants dont la frontière avec les élèves semble de plus en plus ténue... Enseignants qui sont d'ailleurs parfois les premiers histrions de cette farce grossière, mimant en guise de parade nuptiale le drame de l'autorité.

Cette fois, il est temps pour le narrateur de tirer sa révérence !

Tombeau pour Mara Goyet

Il s'agit plutôt du tombeau de l'auteur que celui d'un collège qu'elle ne parvient pas véritablement à enterrer. Le récit s'ouvre sur sa « mort » : « En colère contre une classe, j'avais annoncé crânement que je quittais le collège, la Seine Saint Denis, l'académie de Créteil ». S'ensuit une première désillusion : « inutile d' ergoter sur les mots, mon départ ne changera rien ». Il n'est pourtant pas facile de trouver la porte de sortie : sur le merveilleux site de carrière des profs, dans un geste suicidaire, le narrateur clique bravement sur démission et ... rien n'apparaît. On ne se retire pas comme cela de l'éducation nationale.

Cependant, enseigner dix ans en ZEP lui a permis de décrocher son sésame pour la terre promise. S'ensuit alors la chronique fidèle de ses derniers jours agités au collège, compte à rebours d'une mort annoncée. 

Les angoisses inévitables surgissent : Mara appréhende de quitter sa rude enveloppe de « prof ZEP » et se demande ce qu'il va advenir d'elle. Quelques derniers plaisirs terrestres tentent encore de la retenir, comme la grâce d'un cours réussi. Heureusement, le cours suivant apaise ses derniers scrupules. Son départ semble léger et virevoltant dans l'ambiance paisible d'un « pot » bien arrosé, Mara s'en va sans se retourner...

D'ailleurs, son au-delà, elle l'a choisi avec soin : un bel établissement, portant un nom de personnage illustre et ancien (une garantie-qualité, selon elle, même si mon expérience m'a prouvé le contraire...), un lieu outre-tombe qui ressemble aux limbes, puisqu'elle rejoint le temple scolaire qui l'a vue naître en tant qu'écolière.

Dites, Mara, c'est comment, le paradis ?

Elsa Bénéjean


Mara Goyet, Tombeau pour le collège, Flammarion, "Café Voltaire", septembre 2008, 12 euros

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