40 ans de rentrée littéraire en photos

L'oeil...


Ulf Andersen est le grand photographe du monde des Lettres, il a dans son catalogue tous ceux qui ont compté, à un moment donné, et ceux qui toujours compteront. C'est le Harcourt des écrivains, qui sait dans ses mises en scènes les plus simples révéler toute l'intériorité des auteurs qui défilent devant son objectif. On lui doit des portraits magnifiques, comme l'angélique Hervé Guibert dont le regard semble nous traverser. C'est surtout dans les regards que l'écrivain est révélé pour ce qu'il est, « miroir de l'âme », c'est ce regard qu'Ulf Andersen cible, et c'est essentiellement là qu'on lit la tendresse de Daniel Pennac, le côté hautain de Marc-Edouard Nabe... Beaucoup aussi dans les mises en scènes. Entre l'image que l'écrivain (ou de plus en plus, avec le temps, son éditeur) veut donner de lui (Vincenot le paysan, Angot la rebelle, Desplechin en ménagère, Moix tout feu tout flamme...) et ce que le photographe saisit, il y a toutes les variations du vivant que l'oeil du photographe saisit avec brio.

Chaque décennie est présentée dans ce beau 40 ans de rentrée littéraire, d'abord par la liste annuelle des références de livres et de prix littéraires, pour donner les points de repère souvent oubliés depuis (qui se souvient du grand Prix du roman de l'Académie française 1977 ? voire qui se souvient de Camille Bourniquel ?), puis par une synthèse plus sociologique que purement littéraire, mais dont s'extrait l'humeur des livres de ce temps. Et Pierre Jourde sait mettre en relief cette vérité douloureuse : ceux qui collent trop à leur époque disparaissent avec elle.

... et l'esprit

Si chaque photographie est déjà tout un portrait, la gageure pour Pierre Jourde de dire un écrivain en peu de mots est d'autant plus forte. Il ne les commente par tous, et ceux qu'il décide de prendre en charge ne sont pas nécessairement ses favoris de cœur, même si l'on sait qu'il préfère Richard Millet à Amélie Nothomb, qu'il relit Bernard-Marie Koltès (1) plutôt que Philippe Sollers. Par exemple, la photographie de Georges Perec le montre de trois quart, regardant ailleurs, la main cachant la bouche, comme si les pensées ni les mots ne voiulaient se laisser saisir. Et Pierre Jourde fait saillir de cet écrivain facétieux et génial la part cachée, celle qui justement est cachée derrière la fausse légèreté des textes : « […] ce petit livre mésestimé, méprisé presque : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Un bijou de drôlerie pourtant, où, sous la fantaisie, le brio narratif, l'invention permanente, se dissimule un livre grave sur les appelés de la guerre d'Algérie ». Ce terme de « dissimule » semble bien être la quintessence de l'œuvre de Perec. (2)

En quelques phrases, voire une page maximum, et sans tomber dans la carricature que serait un simple digest du Jourde & Naulleau (3), Pierre Jourde est capable d'assassiner ou de porter aux nues, sans bouger le petit doigt, presque, comme en passant. La décontraction du grand observateur des Lettres qu'est Pierre Jourde sait nous toucher, qu'il parle de Michel Déon (« Il fait pour la littérature ce qu'il fait sans ses livres : préserver ce qui reste de beauté dans ce monde »), de Nathalie Sarraute, d'Antoine Volodine, de Valère Novarina, d'Eric Chevillard, les élus de son cœur, qui sont aussi les tenants d'une littérature qui ne déroge pas avec leurs propres exigences pour « faire » des livres. Bien sûr, ce sont ses choix, et bien des grands écrivains de ces quatre dernières décennies sont laissés de côté. Mais ces choix sont si évident !


Loïc Di Stefano

(1) Auquel je trouve qu'il ressemble, mais que je le lui dit Pierre Jourde rougit

(2) En sus d'être cela, ce texte de Perec est aussi un tour de force puisqu'il donne un exemple in vivo de toutes les figures de styles du Gradus. La littérature à contrainte dans sa grande majesté, l'art de n'en rien montrer en sus.

(3) Dans cet esprit, lire absolument la note sur Philippe Sollers, une des plus longue de 40 ans de rentrée littéraire, qui se termine par l'assassinat en règle : « Il publie aussi des livres. »

Photographies de Ulf Andersen, textes de Pierre Jourde, 40 ans de rentrée littéraire, Anabet, novembre 2011, 250 pages, 29 €

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