Maurice G. Dantec : Tout roman est un monde

Second entretien avec Maurice G. Dantec pour Le Salon Littéraire où il n’est pas question de son dernier livre, mais de l’homme derrière l’œuvre…

 



— Vous avez commencé par la musique et la publicité. Qu’est-ce qui vous a mené à l’écriture ? Étiez-vous un grand lecteur ?

J’ai commencé, comme vous dîtes, par voir des images en noir et blanc sur l’écran de télévision familial, vers l’âge de trois ou quatre ans, aussi loin que mes souvenirs remontent, 1962 ou 63 disons, ces images sont celles des sondes Rangers américaines qui photographiaient le sol lunaire avant de s’y écraser, visions des cratères en accéléré puis black-out ; si l’on y adjoint les génériques de fin d’émission de l’ORTF et quelques fragments de westerns ou de films d’aventures, vous obtenez la configuration initiale.

Ensuite vers l’âge de six ans vous avez les premières bandes dessinées, Pif-Le-Chien, les Pieds Nickelés, Tintin, Spirou, les contes pour enfants, suivis des premiers Atlas et livres d’histoire, Seconde Guerre mondiale, Moyen-âge, Préhistoire, Antiquité, découverts dans la bibliothèque paternelle avec en parallèle Beethoven et la musique celtique (ma mère), J.S. Bach et les Chœurs de l’Armée Rouge (mon père), plus le swing américain des bandes-son originales des grands films d’Hollywood.

Ensuite, huit, dix-onze ans, R.L Stevenson, Walter Scott, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Homère, les légendes russes, la Conquête de l’Ouest, « J’ai-Lu Leur aventure » et ses couvertures bleues, Les Envahisseurs, Les Incorruptibles, « La séquence du Téléspectateur », une première vision des Beatles, des Stones, des Who, d’Hendrix, des Doors, de PinkFloyd... L’aventure Gemini, puis Apollo, l’alunissage en direct avec les commentaires d’Albert Ducrocq… Mais aussi Kubrick et Sergio Leone, la musique d’Ennio Morricone, la découverte de Ligeti… Grâce à leurs films…

Le Secondaire : dés la classe de sixième, découverte de Strange, Marvel (Fantask à l’origine), Creepie, Eerie, et les tout premiers livres de SF et de fantastique, Van Vogt, Heinlein, Poul Anderson, Lovecraft, Matheson, Frank Herbert… La poésie de Baudelaire, Verlaine. Puis très vite le choc coalescent du rock’n’roll modèle RoxyMusic, Iggy Pop, Lou Reed, Blue Oyster Cult et de la SF « New Thing », Dick, Moorcock, Ellison, Spinrad, Sturgeon… Donc musique et publicité ne se situent pas au commencement, mais au tournant des années 70 et 80, j’ai déjà vingt ans et des poussières radio-actives à l’époque, Punk/afterpunk, JoyDivision, Devo, Kraftwerk, Eno, Bowie, le cycle SIVA, William Gibson, Bruce Sterling, le SkyLab puis la Navette, Alien, le programme Guerre des Étoiles, les premières stations spatiales soviétiques, le SIDA.

 

— Qu’apporte la musique à votre écriture et inversement ? Je suppose que ce ne sont pas pour vous et au quotidien deux activités cloisonnées.

Il faudrait différencier, pour commencer, l’activité de production et celle de réception, dite « passive », erronément. J’écris et je lis, je compose et j’écoute. Cela forme une sorte de « carré magique » dont il sera difficile d’expliquer la géométrie, ou les algorithmes si vous préférez. Je peux écrire dans le silence, tout comme avec la répétition obsessionnelle d’un titre ou d’une pièce entière, ou bien alors avec une play-list dont la sélection s’élabore de manière aléatoire ; je peux composer sous l’influence directe d’un livre, lu récemment, ou au contraire très longtemps auparavant, voire de plusieurs livres qui s’entrecroisent, et sinon d’absolument aucun. Toutes les configurations sont possibles, et elles peuvent traverser ensemble l’écriture d’un livre, comme celle d’une chanson.

 

— De même que votre conversion en 2004 : a-t-elle changé quelque chose à votre façon d’écrire ?

Non, je ne pense pas. C’est l’écriture, plus probablement, qui m’a conduit à cette conversion… La vérité étant que – selon la doxa – nous sommes chrétiens, l’âme forgée dans la Grâce, avant même notre création…



— Rédigez-vous un plan à l'avance ou laissez-vous courir vos doigts sur le clavier ?

Un livre rédigé à l’avance selon un « plan » est un mode d’emploi, au mieux un « storyboard ». Je laisse le clavier parler sous mes doigts.

 

— Avez-vous été influencé par les surréalistes, notamment pour ce qui est de l’écriture en partie inconsciente.

Je ne crois pas. En matière littéraire, particulièrement, le Mouvement d’André Breton me laisse assez indifférent.

 

— Quel est votre rapport à la réalité ?

Comme disait Lacan à propos de la sexualité, il n’y a pas de rapport à la réalité. C’est la réalité qui est le rapport.

 

— Comment êtes-vous passé du polar à la SF ?

Je ne suis pas « passé du polar à la SF ». Ni l’inverse d’ailleurs, les deux genres s’entrelacent très naturellement dans mes livres, et ils ont une origine commune, dans la littérature fantastique du XIXe siècle, Edgar Allan Poe en étant l’exemple le plus significatif.

 

— Comment vous situez-vous face aux auteurs de polars classiques et de SF ?

Je n’en ai pas la moindre idée, ce n’est pas une question qui me vient à l’esprit. Je ne me situe pas. Encore moins « face ». D’ailleurs je suis un « auteur classique ».

 

— Êtes-vous dans une logique de « roman total » (ce à quoi fait penser Villa Vortex), en intégrant de la fiction, de l’actualité, des réflexions personnelles, etc. ?

« Total », si l’on admet le principe aristotélicien du tout synthétique supérieur à la somme additive de ses parties, tout roman est un monde.

 

— Pourrait-on résumer votre démarche littéraire en parlant de lutte entre le bien et le mal, du roman de la chute de l’homme ou encore de représentation littéraire du mal ?

Chute de l’Homme, certes, mais aussi son redressement, donc le paradoxe inhérent à l’Évolution. Représentation littéraire du Mal, c’est un des aspects de mes fictions, mais c’est la conséquence de la Chute, on a trop souvent essayé de me cantonner à ce rôle. Lutte entre Bien et Mal, un peu restrictif, selon moi, guerre sans cesse renouvelée entre principes contradictoires, incompossibles aurait dit Leibniz.

 

— Êtes-vous pessimiste ?

Non, pourquoi le serais-je ? D’ailleurs, je ne suis pas non plus optimiste, ces catégories m’échappent complètement.

 

— Pour vous, qu’est-ce que la fiction ?

Le Réel, soit le dévoilement de l’Invisible.

 

— Pourquoi avoir quitté la France en 1998 ?

J’ai manqué mon avion de retour vers l’Europe.

 

— Que reprochez-vous à la république germanopratine des lettres ?

Rien, que peut-on reprocher au Néant ?

 

— Vous avez déclaré : « Je suis plus "européen" outre-Atlantique que je ne le serais jamais au pays du Panthéon. » Vous dites aussi être un « écrivain nord-américain de langue française ». Qu’entendez-vous par là ?

Écrivain nord-américain de langue française ? Je ne vois pas comment être plus clair.

Et c’est par mon américanité que je peux découvrir ce qui fonde la civilisation européenne, puisque le Nouveau Monde est une rupture dans la continuité de l’Ancien.

 

— Tenez-vous toujours un journal ?

Non.

 

— Quels sont les livres qui vous ont façonné, fabriqué ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent aujourd’hui ? Qu’y a-t-il dans votre bibliothèque ?

Il y a un peu plus de 6 000 ouvrages. J’ai dû en lire à peu près la moitié. Tous, à leur manière, se sont intégrés à mon néocortex d’homo sapiens.

Je considère ma bibliothèque comme un arsenal viral. Cela va de la théologie la plus ancienne à l’anticipation la plus avant-gardiste.

 

— Pensez-vous qu’un roman puisse changer quelque chose aujourd’hui ? L’écrivain joue-t-il encore un rôle dans notre société ?

Si un roman peut changer quelque chose, et c’est vrai à toutes les époques, c’est son lecteur, soit une personne, une singularité, soit l’essentiel.

L’écrivain joue un rôle, certes, dans notre société, surtout aujourd’hui. Il tient le rôle du bouffon bien-pensant de service, la plupart du temps.

 

— Pourriez-vous un jour arrêter d’écrire ?

Pourquoi pas ?

Mais de mon vivant. Je continuerais après ma mort.

 


Propos recueillis par Joseph Vebret (12 octobre 2012)

© Photo : Louis Monier

 

Maurice G. Dantec, Satellite Sisters, Ring, août 2012, 515 pages, 22 €

 

Lire l’entretien avec Maurice G. Dantec à propos de Satellite Sisters :

> Première partie

> Seconde partie

Lire également la critique de Rémi Lélian

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