Victor Hugo, l’inestimable : Rencontre avec Michel Marmin

Écrit dans une prose enlevée qui va droit à l’essentiel, basé sur un matériau documentaire solide, somptueusement illustré, l’ouvrage que les Éditions Chronique consacrent à Victor Hugo n’a que des qualités. Par la richesse de son contenu, il comblera le profane qui voudrait mieux connaître les innombrables facettes de l’œuvre et de l’homme. À l’amateur patenté, il apportera l’agrément de côtoyer un pair en la personne de son auteur, Michel Marmin.

En voilà un qui ne semble reculer devant aucun défi. Après avoir fourni l’année dernière un travail équivalent – donc considérable – sur Napoléon, il prend cette fois à bras le corps les mètres de rayonnages qu’occupe Hugo en bibliothèque pour nous faire partager son approche passionnée et érudite d’un géant devant qui tout écrivain ne peut se sentir qu’un homoncule.

Nous avons voulu poser quelques questions à Michel Marmin, personnage discret qui, depuis plus de quarante ans, mène avec un souci constant d’exigence et de curiosité son travail de journaliste, de biographe, de critique (musical, cinématographique et littéraire), et enfin de vulgarisateur au sens le plus noble du terme, soit celui qui passe le savoir avec précision sans pour autant sacrifier à la démagogique facilité de l’expression. Un homme de style avec qui il fait bon de s’entretenir, alors ne nous en privons pas…

 

 

─ Victor Hugo fait partie des classiques de la littérature française et l’on pourrait se demander si tout n’a pas déjà été dit à son propos. Qu’avez-vous personnellement (re)découvert en explorant ce véritable continent ?

Ce que j'ai découvert, si l'on peut dire, n'est pas très original… Je dirai quand même que ce qui m'a le plus impressionné, dans mes lectures et relectures, c'est sa vision « englobante » de tout et du contraire de tout, du plus petit et du plus grand, du bien et du mal, de beau et du laid, etc. Sa pratique de l'antithèse, bien connue, renvoie véritablement à une pensée totale (et non totalitaire !) du monde, une pensée qui inclut les contraires. Rien de moins manichéen, rien de moins exclusif, rien de moins sectaire que la pensée et l'art de Hugo.

 

─ On perçoit que vous aimeriez voir réhabilités certains titres de Hugo, habituellement négligés, comme par exemple lorsque vous vous étonnez de l’absence de L’homme qui rit à la Pléiade.

On relit toujours et à juste titre Notre-Dame de Paris et Les Misérables, mais beaucoup moins L'homme qui rit et Les Travailleurs de la mer qui sont des romans aussi importants, aussi encyclopédiques, aussi extravagants au sens étymologique du terme. Hugo ne fait jamais rien dans la norme… Côté théâtre, on a quasiment oublié Les Burgraves, sinon pour dire que ce fut un échec, ce qui devrait au contraire inciter à les lire. Or, c'est une pièce géniale, grandiose, habitée de bout en bout par le mythe de l'Empire et dont les vers sonnent comme les trompettes de l'Apocalypse. Je donnerais un an de ma vie pour voir cette pièce représentée, à condition que n'en soit retranché aucun vers. J'en dirais presque autant de Cromwell, dont on connaît bien sûr la préface, mais pas la pièce elle-même. Côté poésie, je déplore que le titre de L'Art d'être grand-père continue de faire sourire, alors que c'est un ensemble où l'émotion la plus immédiate, la plus sensible, la plus humble, se mêle aux éclairs d'une intuition métaphysique foudroyante.

 

─ Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé pour concrétiser cette synthèse qui mêle vie, œuvre et contexte historique ?

C'est très simple. J'ai établi une base de données chronologique relatives à la vie, à l'œuvre, au contexte politique et littéraire. À partir de cette base, j'ai construit très classiquement le livre par grandes périodes en faisant ressortir hors texte courant des thèmes, des portraits, des anecdotes significatives, des œuvres (de Hugo bien sûr, mais aussi de ses contemporains). C'est un peu comme un buffet dont on ouvrirait tous les tiroirs… La comparaison me semble, soit dit en toute modestie, assez hugolienne, surtout quand on sait la passion que nourrissait Hugo pour le mobilier et l'ébénisterie ! C'est aussi une méthode encyclopédique éprouvée que j'ai déjà pratiquée pour d'autres ouvrages et que j'ai apprise en dirigeant des encyclopédies aux Éditions Atlas.

 

─ Quels points communs et quelles différences y a-t-il eus entre l’élaboration de ce volume et du précédent sur Napoléon ?

La méthode de travail a été rigoureusement la même, à cette différence que Napoléon, c'est vingt-cinq années, et Hugo, pratiquement tout un siècle. J'ajouterai que, dans mon esprit, Hugo continue naturellement Napoléon. Napoléon a posé les fondations du XIXe siècle, Hugo l'a en quelque sorte bâti.

 

─ Dans l’ensemble des documents sur lesquels vous vous êtes basé, lesquels vous semblent les plus justes et les plus fiables (en matière de biographies ou d’études critiques par exemple) ?

Je me suis principalement appuyé sur la grande biographie de Hugo due à Hubert Juin. Elle n'est peut-être pas sans défaut ni exempte d'erreurs (j'en ai relevé quelques-unes), mais elle est inspirée et habitée de bout en bout par Hugo. C'est une biographie de poète et c'est aussi une biographie extrêmement intelligente, ce qui ne saurait surprendre de la part de cet esprit exceptionnel (et exceptionnellement libre) qu'était Hubert Juin. Je voudrais également citer la magnifique anthologie composée par Aragon, Avez-vous lu Victor Hugo ?, dont je dois la lecture au poète Jacques Sommer. Elle m'a beaucoup aidé à ne pas me perdre dans cette immense forêt qu'est l'œuvre poétique de Hugo, bien qu'Aragon passe quasiment sous silence son versant métaphysique ou religieux.

 

─ Un aspect original de votre recherche est de mettre à l’honneur des textes de contemporains de Hugo, vers lesquels les lecteurs actuels ne se dirigent plus naturellement. Ainsi de l’ Histoire du romantisme de Gautier. Quels furent les meilleurs témoins de Hugo ?

Le meilleur témoin de Hugo, c'est encore Hugo lui-même, le Hugo de Choses vues en particulier. Mais c'est vrai que la lecture de l'Histoire du romantisme de Théophile Gautier est extrêmement précieuse pour comprendre le climat de la génération romantique française, celle de la bataille d'Hernani, en gros. C'est en outre un merveilleux livre, plein de nostalgie et de souvenirs heureux. Je ne l'avais jamais lu et c'est à Pierre-Guillaume de Roux, cette fois, que j'en dois la découverte.

 

─ L’iconographie occupe une place essentielle dans votre ouvrage, qui se veut aussi un « beau livre ». Mais on sent, au travers des légendes très minutieuses que vous avez notamment consacrées aux peintures, que les illustrations n’ont pas qu’une vocation cosmétique…

Ah oui ! Les illustrations sont aussi importantes que le texte dans la mesure où elles participent d'une mise en scène globale de toute une époque, vue sous l'angle hugolien. C'est un peu prétentieux à dire, mais c'est vraiment ce que j'ai recherché. Et cela va au-delà de l'époque même puisque l'iconographie ne s'arrête pas aux funérailles de Hugo, mais se poursuit dans sa vie posthume, avec notamment des photos de films ou de représentations théâtrales. Je ne pouvais imaginer un livre vivant sur Hugo sans une photo de Gérard Philipe dans Ruy Blas ou de Gino Cervi dans les très beaux Misérables de Riccardo Freda, la meilleure adaptation cinématographique du roman.

 

─ Hugo est un poète et un romancier très visuel, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ait intitulé ses souvenirs Choses vues. Certains passages des Misérables ou de Notre-Dame de Paris se gravent dans la mémoire comme si l’on y avait assisté, et les adaptations pour l’écran foisonnent. Pensez-vous que le regard de l’amateur et spécialiste du cinéma que vous êtes a influencé votre lecture de Hugo ?

Je dirais plutôt qu'un vrai cinéphile ne peut pas ne pas aimer Hugo. D'ailleurs, ce passionné de photographie aurait certainement été fasciné par le cinématographe, dont il anticipe d'une certaine façon l'écriture dans ses romans, plus que tout autre écrivain de son temps. D'ailleurs, ses romans sont beaucoup plus que des romans. Cette manière d'intégrer au récit des digressions philosophiques, politiques, sociologiques ou historiques, de rompre le fil pour le reprendre cinquante pages plus loin, de faire des ellipses, d'articuler vues d'ensemble et gros plans, c'est déjà du Eisenstein ou du Jean-Luc Godard !

 

─ Certains aspects de la pensée de Hugo que vous rappelez ne vont pas faire que des heureux, notamment ses vues sur l’entreprise coloniale en Algérie...

À propos de l'Algérie, Hugo était incontestablement partagé, sous l'effet probable d'influences contradictoires. Mais, globalement, Hugo était quand même anticolonialiste, comme le prouve sa réaction indignée au sac du palais d'été de Pékin, de même qu'il était absolument anti-esclavagiste, sans aucune équivoque cette fois.

 

─ Quel est, selon vous, l’apport majeur de Victor Hugo aux lettres françaises ?

D'abord, il a apporté Hugo, ce qui est considérable, inestimable. Ensuite, plus sérieusement, il a mis le peuple au centre de la littérature.

 

─ Votre admiration envers Hugo affleure au détour de maintes phrases. Quelles seraient les véritables faiblesses (de caractère, d’écriture, de jugement) que l’objectivité vous force de reconnaître chez ce génie ?

Franchement, je n'en vois guère. Ce que l'on considère comme des faiblesses, sa naïveté par exemple (ou, à l'inverse, sa roublardise), fait partie de sa force, de son inépuisable générosité, de sa puissance créatrice. Là encore, comme l'œuvre, l'homme est à prendre globalement, ou à laisser. Moi, je prends. Ses dizaines de milliers de vers ronronnent-ils parfois ? Qu'on se rassure, Hugo ne laisse pas au lecteur le temps de s'endormir : au moment critique, un vers lui fait l'effet d'une gifle monumentale, et c'est reparti. Je veux bien toutefois concéder qu'il abuse de l'adjectif « pensif », mais rien de plus !

 

─ À quelle autre figure envisagez-vous de consacrer une prochaine « Chronique » ? Ou avez-vous un autre projet en cours ?

Mon projet immédiat est de faire une pause et de reprendre quelques menus travaux de poésie. J'aurais cependant bien aimé faire un Verdi dans le même esprit que ce Hugo, mais c'est trop tard. Le bicentenaire de Verdi, c'était cette année !

 

Propos recueillis par Frédéric Saenen

 

Michel Marmin, Victor Hugo pour l’éternité, Éditions Chronique, octobre 2012, 160 pp., 27 €.

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