Eric Dussert, notre guide dans la vaste forêt des écrivains oubliés

A l'occasion de la parution de son très excellent portraits de 156 écrivains oubliés, Une forêt cachée, rencontre avec Eric Dussert, grande référence pour tout amateur des marges de la littérature



N'y a-t-il rien dans la littérature contemporaine qui retienne votre attention pour que vous consacriez votre temps à défrichiez les jachères oubliées des temps passés ?


Mais si, bien au contraire. Le choix est beaucoup plus difficile en revanche car le temps n’a pas fait son œuvre : il faut lire beaucoup pour pouvoir s’estimer satisfait, et nourri. Je crois que les lecteurs ne sont pas idiots, ils ont bien remarqué que l’on ne vit pas une époque bénie de la littérature hexagonale. La production de fiction française encensée est globalement assez « bas du cul », si j’ose dire. Grosses ficelles, tirage à la ligne et sentiments Prisunic sont très majoritairement présents sur les étals, mais il y a des lecteurs que cela contente. Ce qui m’épate plus, personnellement, c’est que des « libraires » et des « critiques » misent tant sur des veaux. D’où le recours global des vrais amateurs de littérature aux essais et aux fictions de genre, d’ailleurs, type polar, etc., ou à la littérature étrangère qui paraît après avoir subi plusieurs épreuves de filtres – sauf si elle est américaine. Au fond, nous vivons une époque qui se cherche et c’est ce qui est passionnant. Car quand on fait un gros travail de tri, on déniche aisément, hors des sentiers rebattus et des « marques » convenues évidemment, des enclos de bonheurs variés et très réjouissants. Mais il faut chercher, c’est sûr, et ne pas se laisser attraper aux engouements de l’interprofession qui en arrivent à glisser comme des pets sur toile cirée.


Un exemple ?


Laissez-moi réfléchir… En fait, ce qui est délicat c’est de vouer celui-ci au pilori quand cinquante autres mériteraient d’être fustigés en même temps. Je préfèrerais louer ceux qui m’enchantent aujourd’hui. Et aujourd’hui, si j’ai envie de lire je vais voir Céline Minard, Anne Serre, Dominique Poncet, Michel Ohl, Nicole Caligaris, Lucien Suel, les poèmes de Valérie Rouzeau ou d’Ivar Ch’Vavar, les traductions d’Anne-Sylvie Homassel, de Paul Lequesne, de Christophe David, etc. Ce sont des sources de grands bonheurs littéraires.


Comment, dans la masse des auteurs, avez-vous sélectionnés ces 156 oubliés ? Quels sont vos critères de sélection ?


Il faut rappeler qu’il s’agit ici du recueil de vingt ans de chronique. Vingt ans cela signifie que les premières ont paru alors qu’internet – le grand réseau, vous savez – n’existait pas. En élaborant les principes directeurs de ma rubrique du Matricule des Anges « Les Egarés, les oubliés », je m’étais fixé des critères (des contraintes pour le dire en oulipien, ce que je ne suis pas), bref, un cadre très contraignant, garant à mes yeux d’un travail respectable et utile. A savoir que les auteurs ne devaient pas avoir été édités depuis cinquante ans et que je devais pouvoir fournir un portrait photographique, ou dessiné, de l’oiseau ou de l’oiselle en question. Vous imaginez les problèmes. Il me reste, aujourd’hui encore, des auteurs à traiter dont je ne connais pas les traits… Autant vous dire que c’est très frustrant. J’ai renoncé au critère « non réédition depuis cinquante ans » pour sauver ce que je pouvais de ma santé mentale, mais non à l’illustration. Une raison toute bête à cela : une image cristallise le souvenir que l’on peut avoir d’un auteur, et c’est le but de mon travail : que chacun puisse à son tour aller renifler les fleurs qui poussent dans ces champs mal éclairés et transmettre à qui le souhaite la connaissance de bons textes. Car au-delà des marques éditoriales et des renoms, nous poursuivons la même œuvre de transmission des quelques textes qui font sens.


Plusieurs de vos portraits se terminent par le triste constat "aucun ouvrage disponible". Comment fait-on alors, car vous donnez envie de les lire !


A l’heure où l’interprofession éditoriale a « fini par aboutir » à mettre en œuvre les prémices de son projet sur la réédition numériques des œuvres indisponibles du XXe siècle, je peux assurer qu’aucun texte de consommation raisonnable n’est indisponible. J’ai encore compté sur ebay ce week-end sept exemplaires de J’aurais un bel enterrement, quatre livres d’André Frédérique et huit ouvrages originaux parfois dédicacés de Robert Ganzo, c’est assez parlant, non ? Avec la mise en place des relais internautiques des libraires d’anciens – Addall, par exemple - et la numérisation patrimoniale des Etats ou autres institutions communautaires sans but lucratif – Gallica ou Internet Archive, par exemple – , le livre indisponible est devenu une chimère totale. On trouve tout à la Samaritaine ! Les ouvrages les plus rares sont comme toujours les petites pièces hyper-pointues et les travaux d’art originaux, comme de juste. Rien qui prive les lecteurs, même s’il m’a fallu, parfois plus de dix ans pour trouver un exemplaire de « Blues » de Basile Sainte-Croix, ou une copie des « Haïkaïs » de Rafael Lozano… désormais, le patrimoine livresque est devenu étonnamment accessible. Ne reste plus qu’à chercher, ou qu’à savoir où chercher, et c’est là que mon livre constitue une sorte de guide du nouveau lecteur-chineur.


Pensez-vous qu'il y a des oubliés qu'il faut laisser où ils sont ?


Oh oui ! j’ai même certains noms sur le bout de la langue. Mais je donne ma langue au chat. En revanche, je ne me lasse pas de plaider pour certains autres, Théo Varlet par exemple, dont les traductions de Stevenson sont exploitées depuis un demi-siècle sans vergogne parce qu’il n’a pas d’ayant-droit connu, ou de colporter le nom d’autres, comme celui du plus grand ami de Guillaume Apollinaire, mort sur le front en 1917, René Dalize, dont le roman merveilleux loué par tous lors de sa parution en feuilleton en 1912, « Le Club des Neurasthéniques », resté encalminé depuis un siècle, va enfin paraître en volume !


D'après votre expérience de lecteur, pourquoi Pierre a supplanté Thomas Corneille dans l'Histoire littéraire ?


Parce que Pierre arrivait d’abord dans l’alphabet, évidemment ! (Rires.) En termes de « production », si l’on veut commencer à explorer ce cas particulier, on peut dire, d’abord, que la tragédie n’est pas le poème. Une question de « quantité perçue » par les contemporains peut être un point d’appui de la réflexion. Ensuite des questions esthétiques peuvent entrer en jeu, des questions de « succès », et là les ennuis commencent car il faut s’interroger sur la notion de succès… On va y passer la nuit.


Des grands vendeurs contemporains, lesquels faudra-t-il repêcher dans quelques années, quand "enfin" ils auront été oubliés ?


Je me garderais bien de répondre, je ne suis pas Mme Irma. Je me contenterais d’insinuer en indiquant ceci : au Marché du livre ancien de Brancion (Paris XV), il y a depuis une dizaine d’années des piles incroyables d’André Soubiran, de Colette, de Georges Duhamel et d’André Gide, CQFD. Pas un exemplaire de Paludes en revanche, et c’est le très grand texte de Gide…


L'oubli, n'est-ce pas une manière de digestion ? et ceux que vous faîtes revenir sont-ils symptomatiques d'un moment de l'histoire littéraire ?


Oui et non, mais l’image de la digestion est bonne. Certains auteurs font toujours sens dans le courant général de la culture, de la société, ou de la civilisation que sais-je encore, d’autres sont des comètes qui n’obéissent qu’à leurs propres règles. On ne m’enlèvera pas de l’idée que pour beaucoup la quête du succès est prégnante de partout et de tout temps, mais que les plis psychiques personnels sont plus déterminants encore dans certains cas. Et des cas bien dosés, vous pouvez me croire, qui offrent au monde les œuvres les plus singulières, les plus précieuses… ou les plus ratées. Le pire étant le fade et le mièvre, à mon avis.


Il y a des oubliés inconnus (Flor O'Squarr, comtesse Dash) et des oubliés plutôt fameux, même d'un petit nombre de lecteurs (Roger de Beauvoir, Pascal Pia, Alphonse Karr, qui fit des best-sellers !). Tout le monde dans le même panier ?


Tout est relatif, cher interviewer. Inconnus dans notre bibliothèque, connus dans la bibliothèque du voisin. Il est vrai que certaines œuvres n’ont eu « secours » que d’une poignée maigrelette d’amateurs, et parfois même de moi uniquement. Maintenant que le livre a paru, je regrette par exemple une seule chose : n’avoir pas consacré à Henri Simon Faure l’éloge qu’il mérite. Après son « Mouton pourrissant dans les ruines d’Oppède », certain René Char tant loué au siècle dernier perd nettement de sa superbe…


Vous avez des oubliés encore vivant, c'est une catégorie bien triste...


Je me suis posé la question de les retirer du lot, mais à la réflexion, il m’a paru plus honnête de dire à nos contemporains que la littérature n’a pas d’âge et que l’injustice relative à la postérité de tel poète « graisse-wagons » du XIXe siècle, s’exprime toujours aujourd’hui, et le plus souvent pour des questions de commerce et de marque - c’est vulgaire, mais c’est comme ça : le livre ne vaut pas plus que la paire de chaussettes pour certains et la mercatique est reine toujours pour les mêmes. Michel Ohl, l’ami de Joseph Kessel et de Georges Walter, publié par l’un des plus grands éditeurs français contemporains, Edmond Thomas, est, à l’égal d’un Maurice Roche, un écrivain singulier dont les bibliophiles du XXIIe siècle s’arracheront les tirages. Pour l’heure, il faut que son nom arrive aux oreilles des lecteurs, comme celui d’Henri Simon Faure ou de René Dalize. C’est tout l’enjeu de mon travail, un enjeu à la fois démocratique et humaniste basé, avouons-le, sur la jouissance du lecteur.


Propos recueillis par Loïc Di Stefano


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