"Juke-box Cadillac", roman noir sur fond de soul music

Detroit 1963. Tommy DeMeo arrive en ville avec une vie de criminel bien remplie : à 17 ans il a tabassé un shérif qui avait violenté sa mère, a purgé de la prison en manquant de se faire violer et revient du Sud où il a appris la boxe. Il entre au service d’un vieux mafioso, Moishe, qui contrôle le racket dans le quartier noir via l’installation de juke-boxes dans les troquets et hôtels du cru justifiant le paiement d’une « redevance ». DeMeo, jeune voyou ambitieux, fait l’encaissement et se charge des clients récalcitrants. Ayant gagné un peu d’argent, il cherche à investir. Or, Detroit est une ville en pleine explosion musicale, avec la création des studios Motown et les débuts de toute une génération d’artistes soul. Tommy, vrai fan de Rythm & Blues, va s’occuper de certains d’eux. Le lieutenant de Moishe le racketteur trouve sa voie en reprenant un studio d’enregistrement et en achetant un club qu’il transforme en lieu à la mode où viennent se produire les artistes de son label, comme la jeune chanteuse Martika, sa maîtresse, ainsi que des vedettes comme Sam Cooke. Tommy devient très riche, et sa réussite suscite les convoitises des autres familles de la mafia de Detroit…

Roman noir ou roman sur la soul music ?

Ce livre est une véritable évocation de Detroit et de la musique de l’époque. L’auteur a de solides connaissances sur la Soul music et a visiblement pris plaisir à faire revivre les jeunes chanteurs et chanteuses des clubs noirs. Il ressuscite par exemple la figure de Benny Benjamin, célèbre batteur du snakepit de Motown et alcoolique notoire, qui est un des personnages-clefs du livre puisque sa participation au studio de DeMeo permet à celui-ci de démarrer son affaire.

En même temps, le livre a un côté irréel : comment croire à la romance d’un petit malfrat à demi italien et d’une chanteuse noire en pleines 60’s ? Si la collusion entre mafia et milieu de la musique noire est largement connue et documentée, une love story pareille paraît à première vue inconcevable. Pour apprécier la vision mafieuse des noirs, il faut bien comprendre que seul l’argent en jeu dans la musique les avait amenés à tirer le maximum de profits des artistes noirs, que ce soit dans le jazz, le blues ou la Soul music. Les mafieux partageaient pleinement les préjugés racistes du reste de la société américaine, qui ne commenceraient à s’estomper que suite au mouvement des droits civiques. On peut penser aussi à une scène du Parrain où un mafioso dit tout de go que le trafic de stupéfiant doit être cantonné aux quartiers noirs parce que ce sont des animaux et qu’ils n’ont pas d’âme… Coppola et son scénariste Mario Puzo, auteur du livre, n’avaient fait que retranscrire à l’écran les préjugés des gangsters. Cet aspect du roman manque d’authenticité et nuit dans un premier temps à l’ensemble…

Pourtant, à la fin de la lecture, l’histoire est passée comme une lettre à la poste. La force du roman est en fait de proposer une fantasmagorie complète inspirée de la blaxploitation sur fond de Soul music (Across the 100th street, par exemple), en décalage avec la tradition du roman noir plus marquée par le jazz. Force est de constater l’efficacité de l’ouvrage d’Allyn.

Portrait d’un petit malfrat amoureux du blues

Le sous-titre du roman pourrait être : « DeMeo ou l’histoire d’une rédemption par la musique ». Le début de l’intrigue est très classique. Enfance white trash, père criminel décédé tôt, mère plus occupée par ses amants que par son fils, Tommy tombe dans le crime presque naturellement. La prison n’est que le début de son apprentissage de dur qu’il poursuit dans le sud en tant que journalier, puis auprès du vieux Moishe, ancien boss de son père. L’originalité du livre est de proposer un personnage de mafioso habité par une passion dévorante pour la musique noire qui l’amène à dépasser les frontières interraciales. Il en devient un passeur, permettant à des artistes noirs de prendre leur envol, grâce à son argent et à son oreille, et de gagner les faveurs du public blanc. DeMeo sert finalement une communauté qu’il avait tout d’abord exploitée sans vergogne. Ce portrait finalement sympathique est aussi rehaussé par la comparaison qui s’opère avec son adversaire, Albert, condensé parfait du mafioso arriviste et psychopathe. À la fin, DeMeo perd tout mais qu’importe car il a apporté sa pierre à la musique. Symboliquement, c’est son ancien associé noir, Brownie, qui l’attendra à sa sortie de prison.

Ce roman finalement atypique est servi par un découpage en chapitres courts, denses, elliptiques (l’histoire s’étend sur une dizaine d’années), qui font parfois penser à un scénario de film, et par une écriture économe de ses effets, précise dans ses descriptions, sobre dans les portraits qu’elle propose. Il s’agit aussi d’un véritable panégyrique dédié à la Soul music.

Car le cœur du roman, son climax, sont les moments où la chanteuse Martika, maîtresse de  DeMeo s’avance sur scène. La première fois, elle chante sa joie de vivre, à l’instar de Diana Ross et de ses Supremes ; la seconde, elle chante ses blessures et Nina Simone revit sous nos yeux. DeMeo frissonne, nous aussi.

Sylvain Bonnet

Doug Allyn, Juke-box Cadillac, traduit de l'américain par Fabienne Duvigneau,  Payot, Rivages « Thriller », octobre 2010, 395 pages, 21,50 €

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