Philippe Bouin, "Comptine en plomb" : un roman noir, un portrait au vitriol d’une société

Le récit débute avec l’assassinat de Marcel Lefèvre, un coqueleux célibataire et pingre, un dimanche, près d’un gallodrome. On a commencé par égorger son champion et posé un soldat de plomb près du volatile. Pendant qu’il tente de comprendre les raisons de cette situation, il est poignardé par quelqu’un qu’il... ne connaît pas ! Sur les lieux, la police retrouve l’arme, un couteau à gigot d’une grande valeur et, dans la main du mort, la figurine. Le commissaire Gallois identifie celle-ci comme un "Mignot", une pièce de collection. Gallois a été nommé dans le Nord après son rapatriement d’Algérie. Il est aigri, en veut à tous les Français pour avoir voté en faveur de l’indépendance et pour l’accueil que ceux-ci ont réservé aux Pieds-noirs.
Après quelques minutes d’enquête, il déclare à une journaliste, devant trente témoins, qu’il s’agit d’un règlement de comptes entre primaires et ajoute : "Ce qui ne manque pas dans le coin." Ces propos provoquent une réaction en chaîne devant l’insulte. Mais Gallois, à trois mois de la retraite, vise une autre cible. Il veut se venger des notables.

Ceux-ci sont en effervescence. Wyatt, le propriétaire d’une compagnie de transports anglaise séjourne à Calais pour mesurer l’opportunité d’y installer une partie de ses activités portuaires. Un scandale ruinerait ces projets et adieu aux investissements, emplois et... profits !
Puis c’est Hélène Basset, la sœur de Marcel, qui est assassinée dans le laboratoire de sa charcuterie. Vient ensuite Yvon, le patron d’un bateau de pêche. À chaque fois, le meurtre est commis avec une violence extrême, une rage qui semble avoir été trop longtemps contenue.
Mais qui est ce mystérieux vieillard qui raconte l’histoire à un jeune garçon ?

Philippe Bouin place son intrigue en 1965. Si, aujourd’hui, les médias s’attachent à montrer que ces années étaient celles du bonheur le plus complet, elles n’en occultent pas moins les drames qui se jouaient. Les traumatismes, les chagrins et les rancœurs liés à la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas encore complètement effacés. La décolonisation se faisait dans le sang et les larmes.


L’auteur restitue à merveille le climat et les grandes composantes de la société de cette époque. Cependant, si le passé est bien évoqué, le livre n’est pas un roman historique. Les caractères, les profils des acteurs du drame, leurs réactions, restent l’essentiel. La cupidité, la haine, la vengeance, l’amitié et... l’amour ne sont-ils pas intemporels ? Comme les privilèges, le pouvoir des caciques et des puissants, l’injustice et l’iniquité qu’ils génèrent, pour leurs seuls avantages, demeurent des données immuables. Il dresse des portraits étonnants de justesse, mettant en valeur toute la complexité de la nature humaine. Il évoque des situations pêchées dans le quotidien du peuple, illustrées de détails propres à cette époque comme, par exemple, l’attente de vingt-trois mois pour avoir le téléphone.

L’intrigue de ce roman noir, très noir par moments, reprend une partie de l’univers personnel de l’auteur, son enfance brisée, ses révoltes. Sur cette base, il croise les fils de différents parcours guidés par la soif de vengeance, celle (dissimulée) de l’assassin qui poursuit sa route sanglante, celle de Gallois qui veut faire payer les notables et partir en ne laissant que des ruines, celle de différents personnages qui s’opposent pour des raisons mesquines, mercantiles... Il livre une conclusion, amène une chute qu’il définit lui-même comme "amorale". Mais, lorsque vous la connaîtrez, vous vous apercevrez que la fiction a rejoint la réalité.


L’auteur joue, avec maestria, de tous les artifices romanesques et brouille les pistes à plaisir. Comptine en Plomb rappelle les meilleurs romans de Fred Kassak, un auteur exceptionnel par son sens de l’intrigue, son art de manipuler le lecteur et son humour grinçant qui dissèque les aspects les plus laids de l’être humain.


Philippe Bouin utilise régulièrement comme décors de ses romans les villes et régions où il a vécu. Ainsi, il met en scène la Butte Montmartre pour Natures mortes (Archipoche), la région de Montceau-les-Mines pour L’Inconnue de l’écluse (Le Masque), Lyon et sa région pour Les Sorciers de la Dombes (Viviane Hamy), La Gaga des traboules (L’Archipel)... Originaire de Calais où il a passé une partie de son enfance, ce lieu ne s’imposait-il pas pour ce livre exutoire, même si, dans le contexte actuel, il semble surfer sur l’effet Bienvenue chez les Ch’tis.


Comptine en plomb est un roman remarquable, écrit avec hargne, qui met en coupe une société qui érige l’hypocrisie en règle de vie, dans une intrigue passionnante de bout en bout.

Serge Perraud

Philippe Bouin, Comptine en plomb, éditions de L’Archipel, août 2008, 330 p. - 18,95 €.

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