Kem Nunn, "Tijuana Straits" : Un no man’s land jonché de rêves brisés

Les zones frontières ont toujours été les théâtres, au nom d’un besoin de suprématie, de drames collectifs. Aujourd’hui, ces zones, entre pays "développés" et nations "émergentes", (sic !), au nom de la survie des populations, engendrent nombre de drames individuels. Kem Nunn nous invite à suivre trois parcours de maudits soumis aux puissances naturelles, économiques ou financières et leur rencontre, pour le meilleur et pour le pire, entre Californie et Mexique.

L’embouchure de la Tijuana a été nommée, pour son spot, Tijuana Straits par Hoddy Younger, un surfeur, un cow-boy dégingandé. C’est lui qui a révélé à Sam Fahey ses capacités à maîtriser les vagues et l’a surnommé la Mouette, dont il a la silhouette quand il chevauche sa planche. Sam et lui sont les seuls à avoir chevauché le Mystic Peak, un jour de brume, devant une poignée de jeunes défoncés. Jamais validé, leur exploit relève du rêve.
Hoddy a sombré et Sam survit, employé à temps partiel pour protéger des espèces de migrateurs et chasser des chiens errants. Il pratique aussi la lombriculture dans la ferme volée, en son temps, par son père.

Sur la piste d’une meute, Sam aperçoit, du côté mexicain, une silhouette de femme, une clandestine, pense-t-il, qui tente de franchir la frontière. Elle est blessée et il est forcé de lui venir en aide. Il s’agit de Magdalena Riviera, l’assistante d’une avocate, qui lutte contre les industriels voyous qui empoisonnent les populations. Elle a été attaquée.

Armando Santoya est issu des quartiers pauvres mexicains. Quand il était enfant, il rêvait d’être boxeur, mais une fracture met fin a mis fin sa carrière débutante. Parce qu’il faut bien vivre, il entre dans une usine où il devient un ouvrier performant. Il fonde une famille avec Reina. Leur enfant, malformé à la naissance, meurt. Les colles et solvants, qu’il utilise à main nues, additionnés à la bière entraînent une addiction terrifiante. Armando sombre. Reina le fuit s’en va. Devenu fou, il veut la récupérer. Elle a trouvé refuge dans la Casa Mujer, un havre dont s’occupe Magdalena. Dans cerveau ravagé d’Armando, celle-ci devient la responsable de ses ennuis. Aussi quand l’occasion se présente...

La basse vallée de la Tijuana, au Mexique, à la frontière avec la Californie a fait l’objet de spéculations immobilières qui ont chassé les habitants ruraux. Les projets ont avortés et la vallée est retournée à l’abandon, fréquentée par quelques marginaux. Mais la région, conserve grâce à un accord de libre-échange, de l’attrait pour les investisseurs qui peuvent planter leurs productions polluantes sans avoir à se soucier de la protection de l’environnement, ni du recrutement d’une main d’œuvre bon marché corvéable à merci.

Kem Nunn signe avec ce roman une histoire d’une noirceur absolue. Le plus choquant est que l’auteur ne se base pas sur une fiction pour établir le cadre et les éléments principaux de son récit. Il puise dans une sombre réalité. Il expose les conséquences de ces implantations, leurs lots d’empoisonnements au plomb, de cancers de la peau, de maladies respiratoires, de naissances d’enfants malformés... Il dénonce la politique menée par le gouvernement mexicain, les effets désastreux de traités de libre échange qui permettent à des crapules de s’enrichir en tuant des gens, en toute impunité. Il retrace une situation sociale et politique sans issue, sans espoir pour ces populations pauvres. L’auteur dépeint, avec un réalisme cruel, la courte vie de ces damnés, de ces individus en sursis. Certes, on est tous en sursis, mais les conditions matérielles peuvent être bien différentes !

Mais au-delà de ces descriptions dantesques, il s’attache à évoquer d’autres sujets comme le surf sur des vagues géantes, cette façon de défier une force naturelle. Avec nombre de détails techniques, il explicite les sensations, les risques et le plaisir de la réussite. Il raconte les moyens à mettre en œuvre pour réussir la lombriculture...
Il construit des personnages qui, sous une apparente banalité, révèlent une complexité de caractère. Il explore les cassures, les fractures de la vie et leurs conséquences sur le futur des individus.

Toutefois, il ouvre son histoire à l’espoir, à la rédemption, laisse espérer un meilleur avenir, une vie nouvelle pour quelques-uns.
Tijuana Straits, s’il n’est qu’un thriller moyen pour son intrigue, est un livre coup de poing, une relation sans concession des exactions du capitalisme sans freins, des excès de régimes politiques campés sur leurs privilèges, éclairés par de magnifiques portraits de personnages.

Serge Perraud

Kem Nunn, Tijuana Straits, coll. "domaine policier", Editions 10/18, mars 2012, 384 p. - 8,10 €

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