"Salt River", où brièvété est synonyme de réussite

Auteur plutôt touche à tout (car aussi poète, musicologue…), James Sallis s’est d’abord fait connaître comme auteur de science-fiction en étant publié dans la mythique revue anglaise New Worlds, à l’époque sous la responsabilité éditoriale de Michaël Moorcock. Après quelques années de silence, il s’est reconverti dans le polar avec une série de romans bâti autour d’un personnage, John Turner. Salt River constitue le dixième ouvrage consacré à ses aventures.

Dès le début de la narration, Sallis présente Turner comme un personnage hanté par son passé, dans la pure tradition du roman noir. Ancien soldat, ancien détenu, ancien psychiatre, Turner officie désormais comme shérif adjoint dans une petite ville du sud des États-Unis et vient de perdre sa compagne. Le roman s’ouvre sur un évènement plutôt extraordinaire : disparu depuis quelques années, le fils du shérif revient en s’encastrant dans le mur de la mairie au volant d’une voiture volée. Turner commence alors son enquête cahin-caha et c’est le moment que choisit pour revenir son vieil ami bluesman, Eldon Brown. Celui-ci lui avoue tout de go qu’il a besoin de son aide, qu’il est accusé de meurtre. Turner continue son enquête, découvre le cadavre d’une femme dans une maison abandonnée. Tout cela se passe tandis qu’il se sait malade, très malade…

Toutes ces histoires s’enchevêtrent au bout d’un moment pour créer une trame assez oppressante. On est ici englué dans un quotidien morne, celui des petites villes des États-Unis frappées de plein fouet par les crises économiques récurrentes. Les personnages, qui ont connu des jours meilleurs, ne comprennent plus le monde actuel qui les a complètement marginalisés.

Il n’y a pas d’explosion de violence: tout est hors champ, le personnage découvre les corps, reconstitue le puzzle sans avoir pu réellement prise sur les évènements. Beaucoup d’importance est donnée à des digressions sur la vie, des souvenirs de discussion de Turner avec son mentor qui éclairent l’intrigue sous un jour nouveau.

Au final, il est évident que Sallis, qu’on devine malin, a façonné un personnage au profil assez décalé par rapport au genre : ancien soldat, ancien taulard, ancien psy, ce Turner part dans de longues digressions sur son passé et son expérience psychiatrique et ne ressemble pas aux enquêteurs habituels qu’on rencontre dans les polars. Et ce n’est pas grave, bien au contraire, même si on ressort de ce court roman avec un sentiment de malaise : on se perd quelque peu dans une intrigue où le personnage ne contrôle rien. Il essaie juste de trouver une logique à ce qu’il voit et à ce qu’il découvre. À la fin, il lui reste juste à témoigner du crépuscule d’une époque et de la fin de certaines existences. De plus, il semble qu’il ne reste que peu de temps à Turner, atteint d’une maladie grave (cancer ? On l’apprend à travers de beaux dialogues elliptiques, y compris à la fin quand sa fille lui signifie qu’elle sait, à cause d’une discussion avec son médecin). Et c’est paradoxalement cette impression de ne rien contrôler qui fait la force de l’ouvrage.

Qui a lu Sallis dans les quelques rares anthologies de science-fiction consacrées à la new wave des années 60 n’auraient jamais imaginé qu’il finirait par écrire des romans noirs d’une forme assez classique. Et c’est tant mieux : Sallis maîtrise son art et joue des ellipses et des silences à la manière d’un vieux pianiste de jazz façon Thelonious Monk. Recommandé.

Sylvain Bonnet


James Sallis, Salt River, traduit de l'anglais par Isabelle Maillet, Gallimard, « série soire », 145 pages, mai 2010
14,90 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.