"La Tour des fourmis", ou la "métamorphose" coréenne

Le narrateur, citoyen coréen tout ce qu'il y a de plus banal, se réveille et entre soudain dans un monde qu'il n'attendait pas de découvrir à la place de son quotidien. Mais ce n'est pas un roman fantastique, avec force effets spéciaux. Plutôt à ranger catégorie Kafka ou Borges, cette petite chose qui soudain dérange la mécanique et par sa puissance d'absurde dévoile tout des incongruités du réel. 

D'abord, une femme nue est à ses côtés, dont il ne se souviens absolument pas, puis — surtout — il découvre qu'au lieu d'être un hâvre citadin, son appartement est en proie à une horde de fourmis qui y circule librement, cherchant avec ténacité la moindre trace de sucre, naturel ou non, dilué ou pur. Le sucrier est enfermé dans le placard ? Qu'importe, sans trace d'effraction, au matin, il grouille de ces peites poussières noires qui vont bientôt envahir tout l'espace psychique du narrateur, au point de perturber à la fois sa vie sociale et sa conception même du monde. Sa vie sociale, c'est lui être tant présente à l'esprit qu'il ne puisse plus travailler. C'est une obsession, dans quel état il retrouvera son appartement au soir, comment se débarasser des fourmis, comment protéger ses biens et, même, sa vie, si d'aventures les fourmis civilisées retrouvaient la folie sanguinaire de leurs ancêtres… Quant à sa coneption de la vie, la critique vaut pour tout un peuple voué par lui-même au labeur et à l'obéissance, auquel le narrateur renvoie sa propre image.

Au terme de cet apprentissage de la vie avec les fourmis, le narrateur va changer, se changer en fourmis même, en offrir son propre corps en gage d'une ère nouvelle, celle des fourmis, c'est-à-dire une société en guerre contre le monde mais solidaire et harmonieuse. Car si la parabole existe, c'est que le monde des hommes est en guerre, pour tout et pour rien, mais surtout contre lui-même. Il n'est finalement pas plus suicidaire de s'offir en pature au vainqueur que de survivre et mourir un peu plus loin. Au moins, ayant assumé sa « folie »,  car il faut être fou pour s'enduire de sucre et attendre d'être dévoré par, finalement, la race montante. C'est même, paradoxalement, affaire de lucidité !

Ce court roman est d'une rare densité symbolique et un délice pour le lecteur. Les fourmis — voir le racisme occidental à l'égard des sociétés orientales surnuméraires et organisées, comme le rappelle à juste titre dans sa postface Patrick Maurus  — sont le reflet de la vie même du narrateur, publicitaire en guerre pour trouver le meilleur slogan, et de la société, où tout est guerre. La horde des foumis qui débarque chez lui, prend littéralement possession de son appartement — decelui des voisins également, mais ces derniers ne luttent pas et cela ne pose pour eux aucun problème —, de sa vie psychique — telles les erynies antiques — et donc du monde par lui-même.

Ch'oe Inho est un trublion bien sage mais dévastateur si l'on s'attache, comme il nous y invite, à la littérature comme parabole. Publié en 1963, il faut rendre à ce texte sa puisance quand il appert que la liberté de blâmer n'était pas si grande en Corée alors... Sous la fausse simplicité du récit, sous l'apparence d'un petit conte fantastique, se cache tout le secret du monde. La vie, une fourmilière. La fourmis, l'avenir de l'homme !

Loïc Di Stefano 

Ch'oe Inho, La Tour des fourmis, traduit du coréen par Patrick Maurus, Actes sud, juin 2006 (éd. originale 1963), 68 pages, 12 euros

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