Ludwig Wittgenstein : L’indicible, le silence et l’angoisse d’être


"Etre dans le vent c'est avoir l'ambition d'une feuille morte." L. Wittgenstein à P.

 

« Les limites de ma langue sont les limites de mon monde » écrivait Ludwig Wittgenstein (1889-1951) ou, pour être plus près de l’original allemand : les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. Derrière cette proposition à la formulation aussi troublante que personnelle, aussi démontrable qu’universelle, il me plaît soudain de l’appliquer à cette magistrale correspondance, si magnifiquement établie et traduite, non sans y inclure l’idée de « bon sens » ou plutôt de « sens commun » si chère au philosophe et qui, au sein des lettres ici échangées, prend une dimension nouvelle. Mon monde, mon langage, l’expression de ma pensée et de mon être : je suis dans ce que je dis, je suis ce que je dis. Parler à celui-là revient à dire plus que ce que je pense, l’indicible même de mon être. La parole tente en elle-même une éclaircie. Le silence sera son midi.

 

La France (je veux dire les Français) est restée longtemps imperméable à la pensée d’un des philosophes majeurs du XXe siècle notamment parce que, selon Rorty, il voulut « construire un nouvel ensemble de catégories philosophiques qui n’auraient rien à voir avec la science, l’épistémologie ou la recherche cartésienne de la certitude », et les travaux de G. Granger et J. Bouveresse, si capitaux, n’ont que tardivement porté leur fruit. A mon sens, la meilleure « spécialiste » (je n’aime guère ce mot) de Wittgenstein reste Christiane Chauviré, le volume qu’elle lui a consacré en 1989 dans la collection « Les contemporains » au Seuil est admirable de clarté, un exemple de pertinence. Mais le maître d’œuvre du présent volume, Elisabeth Rigal, connaît parfaitement la subtile généalogie d’une œuvre difficile et il convient de lui rendre hommage.

 

Rendu célèbre chez les Anglo-Saxons dès la parution de son chef-d’œuvre, Tractatus logico-philosophicus, (rédigé – dans les grandes lignes - sur le front pendant la Première Guerre mondiale…), celui qui allait bouleverser « l’art de penser », la logique et la méthodologie, ne publierait rien d’autre de son vivant. Le secret serait à jamais complémentaire du silence… Wittgenstein voulut donc, et à deux reprises, « un recommencement absolu » de la philosophie et ce par une approche radicalement nouvelle : « Son antiprofessionnalisme militant se manifesta dans son refus d’écrire et de publier des livres de philosophie sur le modèle classique (…), la manière excentrique – exigeante, passionnée, élitiste – dont il enseigna à Cambridge (exerçant une fascination totale sur un petit groupe d’étudiants inconditionnels), le refus de fonder une école (motivée par la conviction que son devoir était d’apprendre à ses élèves de changer leur manière de vivre, plutôt qu’à tenter de résoudre des problèmes philosophiques), son culte paradoxal de la banalité, sa croyance en la santé foncière du sens commun, sa conviction que les problèmes philosophiques ne peuvent se résoudre dans la théorie, mais doivent s’effacer dans la pratique comme des faux plis, sa vision de la philosophie comme une maladie de l’entendement à guérir par une longue « analyse », une obsession dont il faut se délivrer par un travail de clarification du langage, et des grandes doctrines philosophiques comme autant de superstitions issues d’un usage pervers du langage » écrit admirablement C. Chauviré. Ce « nihilisme thérapeutique » n’aurait certes pas déplu à Nietzsche et ce nouveau mode de questionnement orienté vers une pratique aurait, à n’en pas douter, retenu toute l’attention de Simone Weil. Coller à la réalité par une pratique serait en somme philosopher intelligemment. Le reste, le détail, sinon les lignes de force, est magistralement exposé chez Chauviré.

 

« Tout consistera à établir un lien entre le corps (les sens) et l’esprit, entre les sciences de la nature et les sciences de la culture. Husserl va proposer l’intentionnalité ; Heidegger proposera le retour à l’être ; Cassirer proposera son symbolisme ; Akenda proposera son épistémologie structuraliste et comparée ; Wittgenstein imposera le fait et le silence. » écrit Christophe Bani. Le silence ou si l’on veut le retrait de la parole, moins un refus qu’un recours à une évidence. Pour le philosophe, la langue déguise la pensée. Et c’est cela qui est à l’origine des pseudo-propositions comme celle de la métaphysique. D’où l’impérieuse nécessité d’une clarification du langage fondée sur une analyse nouvelle de ses fonctions. Cette clarification se veut avant tout l’analyse de la façon dont nous inférons et entraîne ipso facto une critique de la philosophie traditionnelle. Par exemple, selon Wittgenstein, symbole et signe sont différents : le symbole entre dans le domaine du cognitif, il est l’entendement qu’on a d’un fait alors que le signe est l’élément matériel du symbole. Ce philosophe ne chercha donc pas à « philosopher » au sens classique du terme ; aucune « thèse », mais une activité de clarification qui s’applique aux deux périodes dont on s’accorde à diviser son travail : celle du Tractatus (prolongée jusqu’en 1929) et celle postérieure et, au centre de ses préoccupations, le langage, les mathématiques, la logique abordés dans une perspective pratique et toujours, comme fondement, voire comme ressort l’éthique et l’esthétique. Ici, la vérité ne se manifeste que dans le langage de l’image et c’est d’ailleurs tout ce dont nous avons besoin pour décrire (et non comprendre) le monde, et le monde décrit tous les faits et non les choses ; un fait est définissable comme « l’existence d’un état de choses » et la pensée comme « le tableau logique des faits ». Les réflexions ultérieures le conduisent à abandonner la prétention de cerner l’essence du langage pensée alors à travers le modèle du jeu (plutôt que du calcul). Ainsi, à partir des Investigations philosophiques (1936-1949, posthume), les « jeux de langage » sont indissociables d’une forme de vie dont ils sont les « outils ». Le comportement linguistique (au sens étroit) n’est pas séparable de toute une série d’autres comportements « naturels » ou « institutionnels », ce qui « peut se dire » ou ne pas se dire n’est pas uniquement déterminé par des règles de langage mais aussi par « une forme de vie ». D’aucuns s’étonneront que cette logique qui recouvre une expérience de la vie aient influencé le Cercle de Vienne. La philosophie, à partir de Wittgenstein, aura pour tâche de signifier l’indicible dans sa clarté ; celui qui optera pour la non-formulation devient un métaphysicien du silence et ce silence-là est un signe, un chiffre de l’indicible mystère de l’existence. Puisque la philosophie ne saurait dire « le sens des choses », elle se contentera de clarifier les énoncés en déjouant les pièges du langage. Le sens, lui, ne se « dit » pas : il se vit.

 

Philosopher revient à reconnaître (au terme d’un processus) la nécessité du silence compris comme l’envers du langage qui, ayant fait le deuil de la représentation, est dorénavant habité par la pure présence. Sans doute atteignons-nous là une limite, fascinante, une frontière car, « Si dans la vie nous sommes environnés par la mort, pareillement, dans la santé de l’entendement, nous sommes environnés par la folie » (Remarques mêlées, p. 56) ; il s’en faut de peu que la démence nous envahisse sans retour, tant est presque intenable le haut degré d’exigence… Si le silence qui nous habite n’ouvre que sur la contemplation, sur la possibilité « d’atteindre à la profondeur » que l’on peut « trouver dans son environnement le plus proche et le plus habituel » (ibid, p. 62), « Il est impossible d’écrire sur soi-même quelque chose de plus vrai que ce que l’on est. C’est là la différence entre écrire sur soi-même et sur des objets extérieurs. On écrit sur soi à la hauteur où l’on est. Et l’on n’y est pas monté sur des échasses ou sur une échelle, mais simplement debout sur ses pieds » (ibid, p. 45, c’est moi qui souligne, à la suite de B. Chauvité d’ailleurs…) ; « Le travail en philosophie (…) est avant tout un travail sur soi-même. C’est travailler à une conception propre. A la façon dont on voit les choses (et à ce qu’on attend d’elle) » (ibid, p. 26). Ainsi, « la pensée qui s’efforce vers la lumière » (ibid, p. 60) travaille à sa clarté, cela est « propre », « décent » (le mot revient de façon récurrente), elle travaille pour faire se lever le jour qui point en elle ; « Je pense avec ma plume. Car ma tête bien souvent ne sait rien de ce que ma main écrit » (ibid, p. 27) : cette franchise, cette instance là sont, reconnaissons-le, d’une tout autre nature que celle des spontanéités de circonstance, bien que toujours indissolublement liées à la vie. Et a fortiori quand elle passe par une lettre… dans un rapport où l’écrit, la réponse, renvoie au vivant. Non sans vagues.

 

L’homme est là, tout entier, dans sa main. Il vit. Ses mots sont ses mots, ceux où s’ordonnent la pensée de son silence et les émotions de son corps, de son âme. A ce titre, cette correspondance dont on pourrait douter à première lecture qu’elle fût philosophique l’est pleinement. Elle est une pratique. Non seulement, la lettre dit l’homme mais le vif du sujet qui est en lui et qui énonce, réagit, pense en faisant penser, se confie, se donne, s’énerve, déprime. Attachant, bouleversant parfois, exaspérant sinon insupportable voire épouvantable aussi… Wittgenstein est un « caractère », un dépressif, un « fondamentaliste », convaincu d’avoir raison ! Mais, « Au fait » dirait Voltaire, allons au fait. A cette montagne de lettres divisées en quatre parties, dans l’imposant volume que Gallimard a pris le risque d’éditer :

1. « Correspondance » et qui regroupe les lettres que Wittgenstein adressa à des philosophes et intellectuels et/ou qu’il reçut d’eux : Bertrand Russel, G. E. Moore, J. M. Keynes, F. Plump-Ambrose, W. H. Watson, P. Sraffa, A. Ambrose, R. Rhees, G. H. von Wright et N. Malcom. A quoi s’ajoute les lettres écrites à von Ficker (son éditeur, dont il pense qu’il ne peut comprendre son Tractatus ! « Mon livre trace les limites de l’éthique pour ainsi dire de l’intérieur et je suis convaincu que c’est la seule façon rigoureuse de les tracer. (…) Tout ce dont bien d’autres parlent aujourd’hui pour ne rien dire c’est en le taisant que mon livre l’a établi. » (lettre 187) ; l’important, selon le philosophe, se trouve « en dehors de l’œuvre » et n’est pas écrit…), P. Engelman, la correspondance avec Schlick et Waisman et une lettre restée sans réponde adressée à Carnap (qu’il accuse violemment de plagiat), plus les échanges avec diverses personnalités de Cambridge.

2. Les « Echanges avec C. K. Ogden sur la traduction anglaise du Tractatus logoco-philosophicus. »

3. Les échanges avec ses élèves devenus ses proches mais qui ne connurent pas la notoriété de Rhees et von Wright par exemple.

4. Les « Documents et échanges à caractère académique » : traduction de nombreux éléments annexes inclus par Brian McGuiness dans son Wittgenstein in Cambridge et regroupant lettres et documents afférant aux rapports officiels que le philosophe entretint avec les responsable administratif du Trinity College et de l’Université de Cambridge auxquels sont adjoints les extraits des comptes rendus des séances du Club des sciences morales auxquelles participa Wittgenstein. Une brève biographie intellectuelle extraite de l’introduction de Brian McGuiness à l’ouvrage déjà cité clôt l’ensemble. L’apparat critique est nourri, allégé par rapport à l’édition anglaise, fréquemment complété, chaque correspondant présenté dans une notice et la bibliographie liée à chaque lettre non moins considérable bien que sélective.

 

Selon Wittgenstein, l’éthique n’est pas exprimable, le Tractatus est une espèce d’échelle conçue pour une ascension intellectuelle et spirituelle, la structure logique du monde composé de faits ne dit rien du sens : « le sens du monde présuppose l’éthique, équivalence pure et simple du sens du monde et du sens de la vie qui a pour nom Dieu. Le Dieu d’une expérience religieuse personnelle… » dit avec conviction Elisabeth Rigal (émission du 12 janvier 2015, France culture, consultable sur le site de la radio) ; « fais ton devoir (au sens kantien du terme, au sens de l’impératif catégorique) et garde ton humanité pour la vie de l’esprit. » La logique d’une part se montre dans ce que nous disons du langage (premier niveau de l’inexprimable) ; ce qui se montre dans le sentiment du monde comme totalité limitée est ineffable, tel est le sens du monde ou de la vie (deuxième niveau)… On peut se reporter au Tractatus : « Le monde et la vie sont un » (5.621) ; « Je suis mon (propre monde). (Le microcosme) (5.63) puis, degré après degré, en fin de volume, « Notre vie est tout autant sans fin que notre champ de vision est sans limite » (fin du 6. 4311) ; « Les faits n’appartiennent tous qu’au problème, non à la solution » (6.4321) « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est) (6.44) ; « Contempler le monde sub specie aeterni, c’est le contempler en tant que totalité – mais totalité limitée. Le sentiment du monde en tant que totalité limitée constitue l’élément mystique. » (6.45) et surtout : « Une réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être exprimée. L’énigme n’existe pas. Si une question se peut absolument poser, elle peut aussi trouver sa réponse » (6.5). A quoi Aimé Patri ajoute ce commentaire capital : « W. semble avoir été aussi soucieux de réserver les droits du Mysticisme que ceux de la Logique : si l’Enigme n’existe pas c’est parce qu’elle n’est pas en fait une question mais ce que (l’allemand Was) présupposent toutes les questions (Wie) et qui n’est pas une question. Ce qui n’est rien en tant que question n’est cependant pas rien. Et tel est le statut de l’Ineffable, que s’il faut le taire par définition, c’est parce que selon W., dans une aveuglante clarté, il se « montre ». (p. 105 de l’édition Gallimard Tel). A la suite de ces propositions « élucidantes », est posée l’ultime phrase, si célèbre du Tractatus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (7), énoncé qui clôt « la juste méthode de philosophie (qui) serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui peut se dire, donc les propositions des sciences de la nature – donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie – et puis à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à certains signes dans ces propositions. (…) (5.53). Il me semble capital de souligner ce rapport à la mystique au sein de l’éthique, les deux étant signe de l’Inexprimable.

 

Le « second » Wittgenstein s’attachera (secrètement) à déconstruire le Tractatus, il mettra en pièces l’idéal logique en récusant le concept même de logique. A partir des Recherches philosophiques, il ne parle plus d’éthique (plus directement), mais de « formes de vie », de « tenues de la vie », de systèmes de références.

 

Inconditionnel de Beethoven, de Schubert et Mozart, la musique est pour cet homme hors du commun un tremplin vers le supportable, et plus encore, un « fait », comme l’est un tableau (Tractatus, 2. 141) ; surtout parce que pour lui éthique et esthétique font une seule et même chose. Ne serait-ce qu’un détail de la part de celui qui estimait que son époque était dégénérée ? Qu’apprend-on de ses lettres ? Des broutilles, une psychologie, des positions, des réactions pour le moins tranchées, une tendance à la dépression, des exaltations, la préférence pour la littérature… Il aime le Chocolat van Houten (comme moi, ce qui ne veut rien dire – voilà en quoi sa pensée influe et pénètre tout… dans le « rien dire »), l’architecture (grâce à Engelmann), revient sans cesse sur la notion de « décence », cette « lucidité » sur son manque personnel de décence, « je suis bien trop mauvais pour pouvoir spéculer sur moi-même ; ou bien je continuerai à être un salaud, ou bien je m’améliorerai – un point c’est tout ! Là où tout est aussi clair qu’une gifle, il n’y a pas de place pour le bavardage transcendantal ! » (lettre 205 à Engelman) ; il estime donc ne pas vivre comme il le devrait et son angoisse ne fait que s’accroître pour cette raison (il ne connaîtra que de très rares moments de paix, sinon à son arrivée à Cambridge), elle démultiplie même celle de l’enfant choyé et de l’adolescent riche et protégé qui deviendra un exclu en même temps qu’une idole et cherchera à coller à son idée de la vie en transmettant comme instituteur. Il se sent « larve » pour ne pas réussir à vivre selon la haute idée qu’il se fait de la vie, il craint de devenir fou à force d’être « indécent », de manquer de droiture et de rectitude. Vivre est si puissant que nos tentatives sont inconvenantes, ridicules, grossières, déplacées. Nous manquons de « tenue » dans notre existence, dans le quotidien implacable et constant, insaisissable « : « La vie est comme un chemin de crête, de part et d’autre des précipices et on risque de dégringoler sans arrêt » et, ajoute-t-il : « c’est cela nier le libre arbitre » (Remarques mêlées, extrait écrit en 1947). Nous ne sommes en fait jamais à la hauteur en raison même de la haute idée que nous nous faisons (certains en tout cas) de l’homme : aucun refuge, ni la logique et de moins en moins l’éthique qui restent cependant l’avers et le revers du devoir envers soi-même. S’ancrer dans l’existence humaine quotidienne et concrète, voilà la seule possibilité, mais comment faire, par quelle pratique ? Rien dans nos actes ne correspond jamais à l’idée toujours imparfaite qui murit en nous. On peut tenter de discuter, mais sans jamais parvenir à se convaincre, parce qu’il suffit que l’un croit avoir raison (et il veut avoir raison) pour que toute application échoue, les mots ayant un sens relatif et jamais absolu. L’incapacité est notre domaine, l’inachèvement un fantasme et une triste réalité, et le silence une espèce de salut. Ou bien nous savons ou bien rien ne peut être su et, quand nous savons, nous ne pouvons que nous taire…Tout reste en chantier, en suspens, non formulé, non formulable, avec pour seule compagnie l’omniprésence du devoir et son implacable rigueur.

 

Son rejet de la « culture philosophique » en tant que telle, excepté Kant, Schopenhauer, les logiciens, Russel, Frege, est manifeste dans les lettres à ses élèves, dans les années 30 : à quoi bon ces « embrouillaminis » puisqu’il faut tout reconstruire ? Peu sinon pas de lectures donc du corpus classique compris comme un agrégat de parasites. Tout cela laissera Russel pantois, qui se demandera si son élève était un imbécile ou un génie qui aurait peut-être mieux fait d’être aviateur. L’option deux l’emportera. Génie, et génie mélancolique (ce qui aurait amusé Aristote !) Le « maître » et l’élève se fâcheront deux ans et demi après leur rencontre (février 1914), sans se réconcilier. Certes, l’élève dépassera le maître dont il ne partage en rien la conception axiomatique de la logique ; pour lui, tout ce fatras « aristotélicien » n’est que de la « vieille logique », il n’y a pas de hiérarchie, pas de vérité logique, rien que des tautologies ; elle n’est pas tant « une théorie qu’une image réfléchie du monde », elle fonctionne comme une ontologie formelle et c’est la seule qui soit.

 

La solitude et l’isolement volontaires de Wittgenstein répondent à une exigence extrême, à ce fameux devoir, et seul l’étonnement de l’esthétique suivi d’une exclamation intérieure est susceptible de transformer cette solitude terrible en création, si tant est que l’on ait un talent pour le rendre, le « dire », mais sans mots. On peut ainsi seulement « voir » le regard amoureux véritable, mais n’en rien faire, sans pouvoir le dire : seul le peintre y parviendra par des images… Le fait s’ajoute au fait.  

 

Rien ne vaut l’exemple, pour saisir l’homme : « Cher Norman, je te remercie pour ta lettre et pour l’envoi du cacao Van Houten. Je suis impatient d’en boire. – Moi aussi j’ai été fortement impressionné la 1ère fois où j’ai lu Freud. Il est extraordinaire. » « Il se peut qu’il existe de forts préjugés qui nous empêchent de venir à bout de quelque chose de désagréable, mais cela est parfois plus attirant que repoussant… » (lettre 476 à Norman Malcolm) ; dans la lettre 473, il avoue n’être pas parvenu à lire Résurrection  de Tolstoï qui l’impressionne trop parce qu’ « il tourne le dos au lecteur »… « Accroche-toi à ton cerveau », écrit-il à son ami, la psychanalyse est à la fois dégoûtante, « nauséabonde » et capitale, la suspicion s’exerce une fois encore à l’encontre d’une pratique (nullement scientifique selon lui) qui pourrait altérer notre « devoir de tenue », de « décence » et puis, faire de la sexualité le noyau de toute angoisse, de tout d’ailleurs, serait n’avoir rien compris à ce qui en l’homme est primaire ; l’erreur serait de penser qu’il n’existe qu’une seule clé d’interprétation. En somme, la psychanalyse n’est acceptable que si on entretient une forme de transparence avec ses propres pensées : « A moins que tes pensées ne soient très claires… » Et voilà que l’on retourne à la logique-éthique… Elucider tel est l’enjeu, voilà la clé : élucider. Mais reconnaissons, en passant, qu’il ne dit presque rien de sa vie sentimentale, rien même (pas un mot dans cette correspondance), elle demeure secrète, pas à la hauteur sans doute pour cet homme qui préférait les garçons (et qui comme Kirkegaard, qu’il a lu, se fiança pour mieux se dissuader de poursuivre)… La sexualité ne mérite pas une mention, en revanche l’amour ! oui, on le donne, on ne l’achète pas et le don permet, pour une fois, d’être à la hauteur. Un moment.

 

Sans rentrer plus avant dans l’impossible détail d’une pensée aussi dense, y compris dans la nature des échanges ici rassemblés, qu’il me soit permis de souligner deux réactions. La première, sur le ton de la confidence, est adressée à von Ficker (lettre 180) qui vient de lui envoyer un recueil de Trakl (lequel vient de tomber au champ d’honneur) : « En ce moment, je suis dans une période de stérilité, et je n’ai aucun désir d’assimiler des pensées qui me sont étrangères. Je ne connaît pareil désir que dans les moments de déclin de la productivité, et non lorsque celle-ci s’est complètement tarie. Mais – HELAS, en ce moment, je me sens complètement épuisé. Il faut donc être patient. » (9 février 1915). La seconde est la lettre de « rupture » avec Russel qui lui restera cependant attaché et qui traduit à merveille le style et l’état d’esprit de cet homme plus qu’hors normes : « … je ne puis satisfaire à ton exigence de faire comme s’il ne s’était rien passé. Car ce serait vraiment aller contre ma nature. Il faut donc que tu me PARDONNES pour cette longue lettre, et que tu te souviennes que je dois suivre ma nature, et toi la tienne. (…) Je te prie instamment de ne pas croire que je voudrais te faire quelque reproche que ce soit, ou te sermonner. Je veux simplement mettre au clair nos relations, pour en tirer une conclusion. – Notre dernière querelle n’était certainement pas la simple conséquence de ta sensibilité ou de mon manque de retenue. Elle avait un motif plus profond qui tenait à ce que la fameuse lettre que je t’ai envoyée aurait dû te montrer combien nos conceptions – de la valeur d’une œuvre scientifique, par exemple – sont fondamentalement différentes. Il était naturellement stupide que j’écrive si longuement sur ce sujet, car j’aurai biens dû me douter qu’une simple lettre ne permet pas de résoudre des différences essentielles. (…) Toute ma vie, je te serai reconnaissant et te resterai attaché de TOUT MON CŒUR, mais je ne t’écrirai plus et tu ne me verras plus. Maintenant que je suis à nouveau réconcilié avec toi, je peux me séparer de toi dans la paix, afin que nous ne soyons plus jamais irrités l’un contre l’autre et que nous ne devions pas nous séparer dans la rancune. » (lettre 28, février 1914)… Remarquons l’emploi de toutes les formes d’écriture et le repentir sur le manque de retenue : italiques, majuscule etc, pour dire ce qui ne peut l’être. Lettre suivante (malgré le « je ne t’écrirai plus », décidément « indécent ») : « … notre relation s’enlisait dans un bourbier. Nous avons tous les deux nos faiblesses, surtout moi, dont la vie est REMPLIE de pensées et d’actions détestables et dérisoire (je n’exagère pas). Mais pour qu’une relation ne se dégrade pas, il faut que les faiblesses de chacun ne se conjuguent pas. Deux hommes ne doivent entretenir une relation que là où ils sont purs – c’est-à-dire où ils peuvent être totalement ouverts l’un à l’autre, sans se blesser mutuellement. Or nous N’en sommes capables QUE lorsque nous nous restreignons à la communication de faits pouvant être établis objectivement, et peut-être aussi lorsque nous nous exprimons les sentiments amicaux que nous avons l’un pour l’autre. Tout autre sujet nous conduit à la dissimulation, ou même à la querelle. » Pour caractériel que fut cet homme, entier, tranché, tranchant, d’une exigence sans faille, son humanité me gifle et me renvoie à la mienne. Proximité silencieuse.

Prenez donc le temps, tout le temps, de lire cette étonnante construction où l’on entend derrière le bruissement de la langue, le silence de l’être, venu assourdir notre semblant de quiétude. L’angoisse d’être parmi les choses mortelles nous tenaillera encore et encore, mais il arrivera peut-être qu’une œuvre nous réconcilie avec la vie dont on ne peut rien dire, et que l’éthique du don, dans l’amour que l’on doit taire, nous fasse supporter d’être à ce point faillibles…

 

Claude-Henry du Bord

 

Ludwig Wittgenstein, Correspondance philosophique, Réunie et traduite par Elisabeth Rigal, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », novembre 2015, 904 pages, 39 €

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1 commentaire

Extraordinaire philosophie qui pourrait se résumer en "le sens se vit, l'amour se donne" ; mais ce serait un peu court... mais cela s'y rapproche. Et, preuve que la littérature mène à tout, et même le polar quand il est fort bien écrit, je suis arrivé à Wittgenstein par... Requins d'eau douce, un extraordinaire roman écrit par un autrichien, Steinfest, qui nous offre un héros digne de Pépé Carvalho, lequel ne brûle pas ses livres, mais ne porte pas d'arme et oriente son enquête en fonction du hasard lorsqu'il ouvre son Tractatus et en extrait une phrase... Tout un symbole. A méditer.