"Les Sentinelles", Bruno Tessarech s'interroge : politique et morale sont-elles compatibles ?

LES SENTINELLESAprès l'aspect ordinaire des bourreaux des Bienveillantes de Jonathan Littel en 2006 (1), Bruno Tessarech pose la dérangeante question de « qui savait quoi ? » au sein des gouvernements alliés, mettant ainsi en avant la responsabilité de ceux qui savaient mais qui n'ont rien fait. Un point de l’Histoire longtemps occulté pour ne pas interroger nos consciences.

 

Sentinelle : n.f. soldat faisant le guet

 

S’appuyant sur une trame historique dense, Bruno Tessarech met en scène son narrateur, Patrice Orvieto, un des rares personnages fictifs de son roman. Ce jeune homme, fraîchement sorti de Sciences Po, est encore bercé par de douces illusions en ce qui concerne le monde politique et la nature humaine. Il va vite déchanter. De la conférence d’Evian en 1938 à la mort de Jan Karski, dernier grand témoin en 2000, Patrice Orvieto est un observateur privilégié de cinquante années marquées par l’hypocrisie des puissants, de ceux qui savaient mais n’ont pas voulu croire et intervenir. Autour de ce personnage inventé évoluent de véritables acteurs de l’Histoire : Jan Karski, résistant polonais qui tenta de témoigner de ce qu’il avait vu, Kurt Gerstein, officier SS qui tenta lui aussi de transmettre ce qu’il savait au secrétaire de la légation de Suède, Adolf Eichmann, l’organisateur des convois vers les camps de la mort, Wernher Von Braun, pionnier de l’astronautique allemande qui servit le régime nazi avant d’être récupéré par les forces américaines. Roman mosaïque, les sentinelles pose la question de la morale et de la politique telle qu’elle s’est posée aux démocraties.

 

Politique et morale sont-elles compatibles ?

 

Dès 1938, les démocraties se retrouvent confrontées à l’immigration massive des juifs allemands et autrichiens fuyant le régime nazi, notamment aux Etats-Unis. Le quota d’immigration allemande et autrichien est fixé pour 1938 à 27370 entrants alors que la demande est deux à trois fois plus forte. À l’initiative de Cordell Hull, secrétaire d’Etat aux affaires étrangère américain, une conférence est organisée, non en Suisse où se trouve le siège de la SDN, cet Etat refusant de la recevoir, mais à Evian. Avant même l’ouverture de la conférence, Hull précise qu’aucun des participants ne sera tenu d’accueillir les réfugiés. Les discours s’enchaînent, chaque représentant expliquant pourquoi il ne peut changer la législation de son pays en matière d’immigration. La possibilité d’’accueillir les réfugiés en Palestine est rejeté par le chef de la délégation britannique devant la réaction arabe tandis que la France dit être arrivée à saturation dans le domaine de l’accueil des étrangers. Ecœuré, Patrice Orvieto comprend alors que « la diplomatie fonctionne avec l’esprit, et non avec le cœur. Elle s’attache à protéger les intérêts de votre pays et non à prendre la place de Dieu comme législation morale universelle. » La moralité pèse moins lourd que l’intérêt politique. La conférence se conclut sur la création d’un comité intergouvernemental pour les réfugiés dont l’objectif est de trouver un lieu d’établissement aux juifs quelque part dans le monde à partir du moment où ce n’est pas « chez nous ». L’idée de Madagascar sera avancée puis abandonnée à cette occasion. L’impact de cette conférence et surtout de son échec est plus grand qu’il n’y paraît : l’inertie et l’impuissance des démocraties à trouver une solution fournit à Hitler « la preuve qu’il peut faire des Juifs ce que bon lui semble. Personne ne lèvera le petit doigt pour leur venir en aide. »

 

Pour étayer ce terrible constat, l’auteur consacre un chapitre à un des épisodes les plus honteux des Etats-Unis, celui du paquebot Saint Louis. Plusieurs centaines de Juifs allemands, moyennant finances, y embarquent en mai 1939, l’objectif étant de trouver refuge à La Havane. Ce que le capitaine Gustav Schröder ignore, c’est que plusieurs agents nazis ont monté la population qui manifeste contre l’arrivée de ces immigrants juifs. Arrivé près des côtes cubaines, le Saint Louis ne reçoit pas l’autorisation de faire débarquer ses passagers. L’opinion internationale s’empare de l’affaire : malgré la pression et les sommes astronomiques proposées par le Joint, la grande organisation juive américaine, le congrès américain refuse de faire une entorse aux quotas. Roosevelt doit faire un choix : bien que sensible à la cause des juifs, il ne peut prendre le risque de déchirer le pays alors que l’Allemagne vient se s’allier au Japon et que l’entrée en guerre des USA devient de plus en plus probable. Ce qui est juste cède le pas devant les nécessités de la politique. Finalement, les Juifs de Schröder vont être répartis entre la Belgique, la France et la Grande Bretagne et beaucoup d’entre eux seront raflés dans les années suivantes.

 

Bruno Tessarech met en scène le président à la veille de sa mort. En 1945, affaibli par la maladie, sachant la mort proche, Roosevelt s’interroge sur ce qu’est une action juste et le dilemme qu’il a rencontré sur la conduite à tenir envers les juifs. L’objectif était d’arrêter un homme. Poursuivre la guerre était le meilleur moyen d’en terminer le plus vite possible avec Hitler. Suspendre la guerre ou détourner une partie de l’armée pour sauver les Juifs revenait à prendre le risque de perdre cette guerre. Une conduite morale aurait poussé à la défaite. À cette réflexion, il oppose son remord, celui de ne pas avoir fait preuve de courage politique en ouvrant les frontières aux Juifs quand il en était encore temps.

 

« L’homme qui a tenté d’arrêter l’holocauste »

 

Ainsi fut surnommé Jan Karski (2), figure peu connu de l’Histoire hormis des historiens de la seconde guerre mondiale. Ce qu’il raconte à Patrice Orvieto, il ne va cesser d’essayer de le transmettre aux dirigeants alliés dans l’espoir qu’ils interviennent et stoppent le massacre des Juifs de l’est. En vain.

 

Tout commence en 1939, en Pologne à la veille de l’invasion allemande. Jan Karski est un jeune homme beau, intelligent et talentueux. Parlant l’anglais, l’allemand, le français, il profite d’une fortune confortable allant de fête en fête jusqu’au moment où il est mobilisé. Comme beaucoup de Polonais, il est persuadé que leur armée, par son courage, va défaire rapidement les Nazis. Envahie par les Nazis et par les Soviétiques, la Pologne est divisée pour la quatrième fois. Devant ce constat terrible, Jan Karski décide de lutter et entre dans la résistance polonaise. Il est torturé dans les prisons soviétiques puis dans celles de la Gestapo. Il s’enfuit, monte des réseaux.

 

C’est en 1942, qu’il est contacté par deux membres de la résistance du ghetto de Varsovie. Ils le font rentrer clandestinement dans le ghetto : il y découvre des squelettes ambulants dont seuls les yeux bougent encore, les jeunesses hitlériennes s’amusant à tirer sur ces ombres. En quelques heures, il bascule de l’autre côté de la raison humaine. Et ce n’est qu’un début : quelques semaines après, il pénètre dans le camp de Belzec et assiste à l’embarquement d’un convoi pour un camp de la mort. Sur le sol des wagons, de la chaux vive.

 

L’homme qui a vu, essaye de raconter mais Churchill, Roosevelt, même les dirigeants des organisations juives, ne le croient. Pas de photos, rien dans les messages interceptés par le MI-6, personne ne peut ni ne veut croire à l’impensable. Il n’est pas le seul à témoigner : Kurt Gerstein qui fut mis en scène dans le film de Costa-Gavras (3) tente lui aussi de témoigner. Marqué par la mort de sa belle sœur dans un hôpital psychiatrique, il soupçonne qu’on l’ait euthanasiée. Il intègre alors la SS et est affecté à l’institut d’hygiène. Grâce à ses connaissances en ingénierie, il est chargé de la livraison en grande quantité de zyklon B dans les camps. Il y découvre le sort réservé aux juifs à Belzec en août 1942. Ce qu’il a vu, il le raconte au baron Von Otter, un diplomate suédois. Ce témoignage va rester dans un tiroir. À la fin de la guerre, il se constitue prisonnier afin dit-il de témoigner de ce qu’il a vu. De témoin, il passe à suspect et finit par se pendre à la prison du Cherche-midi à Paris (4).

 

La banalité du mal

 

Parmi ces portraits de sentinelles, Bruno Tessarech glisse deux portraits illustrant la banalité avec laquelle deux hommes « normaux » ont participé aux crimes de guerre et contre l’humanité du IIIe Reich. Adolf Eichmann d’abord, l’artisan de la Solution finale et de la conférence de Wannsee. Il voit dans le IIIe Reich, la possibilité d’exploiter son don, celui d’organiser pour être efficace. Il s’acquitte de sa tâche avec efficacité. L’auteur semble prendre le parti de la théorie controversée d’Hannah Harendt qui suivit le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961. Elle le décrit comme la personnification même de la « banalité du mal ». Il aurait agi pour faire carrière. Son action ne relevait pas, selon elle « de la stupidité mais [d’] une curieuse et authentique inaptitude à penser. » (5)

 

Wernher Von Braun a travaillé quant à lui à l’élaboration des fusées V-2 dans le centre de Peenemünde qui vont être utilisées vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est accompagné « d’esprits » auxquels il expose ses théories : il a devant les yeux, les prisonniers juifs, jamais les mêmes, qui sont chargés de la construction, du portage et de l’entretien. Pourtant, sa conscience n’est pas interpellée, seule la fin justifie les moyens. Peu importe pour qui il travaille à partir du moment où celui-ci finance le projet de ses rêves. Les Esprits restent silencieux. Ironie du sort, à la fin de la guerre, le passé de Wernher Von Braun va être blanchi par les Américains qui vont le récupérer tout comme 800 de ces compatriotes « utiles ». Pour l’occasion, les quotas furent détournés. En 1958, il est l’un des artisans de la mise en orbite du premier satellite américain, puis en 1969 du lancement de la fusée Saturn V menant deux Américains à marcher sur la lune.

 

 

Julie Lecanu

 

(1) Jonathan Littel, Les Bienveillantes, Gallimard 2006.

(2) Pour compléter : Yannick Haenel, Jan Karski qui vient de sortir aux editions Gallimard.

(3) Amen de Costa- Gavras inspiré librement de la pièce Le Vicaire. L’histoire s’articule autour de Kurt Gerstein et du jésuite Fontana, personnage fictif, qui lui sert d’intermédiaire avec le Vatican. Ce film a également fait l'objet d'une controverse.

(4) Kurt Gerstein a redigé lors de son emprisonnement un rapport racontant ce qu’il avait vu. En 1950, le tribunal de dénazification de Tübingen confirma qu’elle considérait Gerstein comme un criminel nazi empêchant sa femme de toucher une pension. Aidée du Baron Von Otter, elle obtient le pardon posthume de son mari en 1965.

(5) Considérations morales, livre paru en 1996 aux éditions Rivages.

 

Bruno Tessarech,  Les Sentinelles, Le Livre de poche, Mai 2011, 375 pages (Grasset, septembre 2009), 6,95 €

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