À chacun son Giono !

                                                                           Portrait de Giono avant-guerre par Serge Fiorio.
 

Je viens de lire – dans sa trimestrielle revue Chroniques – l’annonce de la BnF accueillant du 18 au 20 mars un colloque international sur l'auteur de Regain. Ce qui m’inspire ces quelques lignes.


Il est des écrivains dont les universitaires s'emparent puis, occupant hélas presque tout le terrain, ne lâchent plus leur gagne-pain ; parmi tant d'autres, Giono est​ maintenant et depuis longtemps​ de ceux-là.
Lui-même prévoyait ce genre d'avarie, employant d'autres mots pour le dire qui donnent bien la mesure de sa considération à leur égard : Moi aussi j'aurai mes puces.
L'exception qui confirme la règle s’incarna - il y en a, ou eu, peut-être d'autres - en la personne d’un dionysiaque professeur de la fac de lettres d'Aix-en-Provence qui, parallèlement, exerça aussi tout un temps, avec bonheur, la présidence de l’association des Amis de l’écrivain : Jacques Chabot attisa, en effet, bien des  jeunes curiosités et appétits spirituels envers le poète de Manosque, les enflammant enfin véritablement tant son ardeur était communicative pour nous familiariser avec cet univers si particulier en commençant, vraiment au top du top, par Naissance de l’Odyssée
De plus, son humour, sa verve et son esprit si peu intellos, tout à la fois toujours si sensibles et si vivement intelligents, ont toujours fait merveille, enchantant ses étudiants. À tel point que nous nous réjouissions chaque fois à l’avance d'assister à chacun de ses cours. Je cite son nom et salue ici sa mémoire en toute reconnaissance bien que, selon ma volonté propre, mon passage à la fac tourna court, pas même au-delà d'une année. N’empêche donc, Jacques Chabot reste le seul et unique prof dont je me souvienne encore en regard, je l’ai dit, de sa dionysiaque personnalité, ainsi que de la valeur et les hauts degrés de son enseignement.

Une autre de ses anciens élèves et fans rencontrée comme par hasard ces jours-ci sur le Net témoigne elle aussi comme suit en sa faveur ; où, bien à sa place, sa première phrase est à souligner : Jacques Chabot n’abusa jamais de son pouvoir sur l’œuvre de Giono. Il n’en fit jamais un exutoire de ses propres fantasmes comme bon nombre d’autres professeurs le firent notamment durant la période de la mode freudienne où tout était passé au crible de la sexualité. Jacques Chabot était digne, il n’avait pas besoin de faire de la littérature une échappatoire aussi ridicule qu’insalubre. Ce qu’il étudiait c’était le texte par lui-même et il se plut à suivre l’invention du mythe gionien à travers une œuvre dense où l’imaginaire tint la place essentielle.
Jacques Chabot était un séducteur dans le sens du fascinant. Son savoir, son charisme et cette façon de parler, heureux de transmettre, le sourire aux lèvres, toujours, tout cela fascinait ses étudiants. Je n’ai jamais vu Jacques Chabot de mauvaise humeur, c’était un être amoureux de la vie et passionné par son métier. Aucun élève n’allait à ses cours en trainant les pieds. Au contraire, nous l’attendions tous avec impatience. Il arrivait, il donnait vie à tout ce qu’il contait, nous buvions ses paroles, tous, unanimement. Marie Kern, 17 janvier 2017

Loin, tout à fait à l’écart des pléthoriques discours et dissections universitaires et n’ayant rien de rien à voir en esprit ni autrement avec ceux-ci, Pierre Magnan qui, alors encore tout jeune apprenti imprimeur, fut des Rencontres du Contadour puis fréquenta par la suite régulièrement Giono sur plusieurs années de son adolescence manosquine, finit, dépité, par vouloir jeter l'éponge et garder à jamais le silence, avant finalement d’heureusement se rétracter.

C'est en 1986, quatre années, donc, avant la publication de son magistral Pour saluer Giono – mort depuis 16 ans ! – qu’il commence par accepter d’écrire une double première page explicite en réponse à une demande de son ami Jacques Ibanès. On ne refuse rien à un ami, pas grand chose, en tout cas, n’est-ce pas,  rien de ce genre.
Il y déclare entre autres, en substance, et dès la première ligne, trouvant le terrain Giono fort abusivement occupé à son goût : Hélas que te répondre ? Ils en savent tous tellement plus que moi sur Giono que j'ai décidé de me taire.

Deux pages – passionnelles et passionnantes – visiblement sorties de sa plume avec force d'un seul jet très direct car pas besoin d'être graphologue émérite pour se rendre compte – un unique et rapide coup d’œil sur une copie du manuscrit amplement y suffit – que son écriture témoigne elle aussi, c'est assez évident, de la forte et vive émotion irradiant à mesure de son contenu. Deux pages qui, je crois, lui firent grand bien, tandis que pour Jacques Ibanès, il s'agissait alors – louable entreprise ! – de simplement réunir quelques réflexions d'écrivains dans un catalogue intitulé Les chants du monde de Jean Giono.
Cela fut réalisé pour une exposition que j'avais montée dans ma région à Lézignan-Corbières au printemps 1987, précis-t-il encore.

Deux pages qui, au-delà de leur parution en ce riche catalogue, eurent encore un autre retentissement puisque, à partir de là, je crois qu'on est parfaitement en droit de penser qu'il y a de très fortes chances pour que, par le biais de son heureuse initiative, Jacques ait carrément été l'innocent sourcier de l’admirable Pour saluer Giono qui, comme on le sait, est et reste, entre tous, témoignage majeur et circonstancié, en même temps qu’ex-voto littéraire d’humble et profonde reconnaissance. On peut en effet facilement imaginer qu'après avoir écrit ces deux pages initiales - séminales dirais-je aujourd’hui - Pierre Magnan ait tout de go senti monter en lui – non par esprit revanchard, mais par besoin de juste et salutaire mise au point tenu jusque-là sous une pression, il est vrai, fortement contenue – Ils en savent tous tellement plus que moi sur Giono que j'ai pris le parti de me taire. – la vague, bientôt débordante sur près de deux cent pages, de ses souvenirs fervents et pour cela d’autant plus précis.
Je l’imagine, submergé tout à coup, ne tenant plus, propulsé illico, tel jour, à sa minuscule table de travail installée dans son pigeonnier exigu du Revest-Saint Martin, ne lâchant alors plus le porte-plume pour exprimer ad libitum sa part de vérité du Giono qu'il connut jadis jour après jour, de très près, comme personne, en dehors de celles et ceux, peut-être, du cercle familial rapproché : d'abord chaque été et à Pâques, au grand air et en altitude pendant les Rencontres du Contadour, puis ensuite, pendant plusieurs années à la file, tous les jours ou presque à Manosque, dans l'intimité même de son bureau-athanor du Paraïs où il était alors reçu sans façon ; Giono s’y parlant en fait à lui-même à voix haute tout en s’adressant en miroir au jeune garçon – qui, grâce à Dieu, n’en oubliera finalement rien, pas une once, ayant, par chance inouïe, une mémoire d’éléphant ! Celle-là lui permettant de faire, vingt ans après son décès, de faire le point sur Giono, devenu son mentor, en même temps que sur lui-même et son propre cheminement.

Nous sommes donc loin de celles et ceux qui, le plus souvent, débitent l’œuvre de Giono en tranches fines sans sel ni poivre quand ils ne la moulent pas sèchement en gravier et qui, de plus, contrairement à Magnan, n'ont jamais connu ni fréquenté l'homme aux prises avec lui-même et avec l’aventure de l'écriture en deux contextes inverses du fil de l'Histoire : porté aux nues par l'enthousiasme de ses jeunes admirateurs d’avant-guerre, puis cloué au pilori par d'autres, certains de ses pairs écrivains, Aragon en tête, au moment de la Libération. Fort de quoi, Pierre Magnan peut donc occuper la place qui lui revient, celle qui est en tout bien tout honneur véritablement la sienne, unique, de l'hardi défenseur, du plus fidèle et du plus crédible témoin que Giono ait eu en ces années pour le moins en dents de scie de sa vie privée et d'écrivain déjà célèbre.

Sans doute alors rédigé – ma main au feu ! – d'une seule traite, peut-être même sans retouches, Pour saluer Giono parut alors sans plus tarder, en 1990.
Mais qui donc, dans la préface aux Vraies richesses, déplora d’une plume experte : Les spéculations purement intellectuelles dépouillent l'univers de son manteau sacré ?

 

André Lombard

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